Laura CALABRESE (dir.), Le commentaire : du manuscrit à la toile, Le discours et la langue, 11(2), 2019, 224 p.
Coordonné par Laura CALABRESE, le dernier numéro de Le discours et la langue se propose d’analyser la pratique séculaire du commentaire dans une perspective historique, afin d’en repérer les transformations et les continuités à la lumière des mutations sociales et technologiques survenues au fil du temps. Adoptant diverses approches, les articles du numéro contribuent à reconstruire la généalogie générale du commentaire, à travers sa pluralité de formes, de types de discours premier auxquels il se rattache, de pratiques sociales dont il relève, mais constituant toujours « le point de rencontre de la lecture et de l’écriture » (p. 8).
L’article introductif de Laura CALABRESE, « Le commentaire : continuités et mutations d’un outil au service de la lecture et de l’écriture » (p. 7-28), vise à retracer les étapes principales de l’évolution de cette pratique ancienne en transformation constante. Calabrese passe en revue plusieurs notions se référant à l’activité de commenter un texte, avant de se pencher sur la variété des formes et des fonctions qu’elle a eues au cours des siècles. En partant de l’Antiquité et du Moyen Âge quand le commentaire consistait en un examen minutieux du texte, Calabrese décrit ensuite sa transformation en outil herméneutique de nature pédagogique et normative, jusqu’à enfin rendre compte des formes contemporaines, émergées à la suite de la révolution numérique et de l’avènement des médias sociaux. À partir de ce tour d’horizon, l’auteure montre que, même dans les dispositifs contemporains, le commentaire garde ses fonctions historiques : il permet de gérer le texte primaire, de contrôler son interprétation, ou encore de réactualiser des liens avec d’autres textes.
L’analyse de la clef de lecture menée par Anna ARZOUMANOV a pour objectif de repérer les caractéristiques propres à cette forme de commentaire pratiquée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles (« À la recherche d’une forme type du commentaire d’Ancien Régime. L’exemple des clefs de lecture », p. 29-40). Après avoir rappelé les traits définitoires du commentaire, Arzoumanov observe que, au niveau linguistique, la clef de lecture se rapproche de la glose, en raison de sa fonction d’éclaircir les allusions référentielles du texte commenté, bien qu’elle comporte aussi des arguments en soutien de l’identification de l’individu historique reconnu. De plus, il arrive souvent que la visée d’éclaircissement s’accompagne de l’opinion du commentateur, qui profite de la souplesse de la clef pour gommer les traces de sa subjectivité, tout en donnant au commentaire une apparence d’objectivité. Selon l’auteure, la clef de lecture constitue donc une forme hybride, qui dissimule les jugements subjectifs derrière une glose référentielle apparemment objective. D’où la possibilité de voir un continuum entre ces deux côtés de la clef, qui se reflètent aussi, avec quelques différences, dans les commentaires du Web, témoignant ainsi de « l’accentuation d’un paradigme plus qu’une modification en profondeur de sa visée originelle » (p. 37).
Dans « Écrire avec autrui : commentaires et opérations métadiscursives dans les processus d’écriture collaborative » (p. 41-61), Pierre-Yves TESTENOIRE dirige l’attention vers les formes de commentaire de nature métadiscursive, présentes dans le corps d’un texte en cours d’élaboration. Dans ce cas, auteur et commentateur coïncident ; ayant toujours un statut secondaire par rapport au texte commenté, le commentaire participe toutefois à l’élaboration du texte premier. L’étude de Testenoire porte sur quelques cas d’écriture en collaboration de deux linguistes français du début du XXe siècle : A. Meillet et J. Vendryes. Dans leurs archives, plusieurs dossiers témoignent en effet de cette pratique, qui a été exploitée pour la production d’ouvrages relevant de genres discursifs différents, dont un dictionnaire, un cours universitaire de métrique latine, accompagné d’un dossier qui atteste la collaboration entre un professeur et un étudiant pour son édition, ainsi qu’une édition et traduction de textes. Après avoir défini la répartition des rôles impliquant un premier scripteur et un second qui commente, corrige et intègre la version initiale, Testenoire aborde la négociation de l’espace graphique, qu’il voit liée surtout au format et au support choisis (fiche, cahier, feuillet etc.). Les différentes opérations métadiscursives réalisées par les seconds scripteurs, telles que l’ajout, la suppression, le remplacement et le déplacement, sont enfin largement décrites et illustrées par le biais de plusieurs exemples et images. Ce faisant, Testenoire s’attache à repérer les modalités de l’activité́ du commentaire et les récurrences qui se font jour à travers la diversité́ des genres et des acteurs envisagés.
La variante de l’autocommentaire est analysée par Philippe JOUSSET à partir d’un ouvrage de Chateaubriand, qui inclue les commentaires de l’auteur sur ses propres manuscrits de jeunesse (« Chateaubriand juge de François-René. Modalités et enjeux d’un autocommentaire », p. 63-80). Comme Jousset le remarque, il s’agit dans ce cas d’un autocommentaire différé, ajouté par l’auteur presque trente ans plus tard, dans le but de limiter les lectures possibles du texte « passé », le soumettant à une nouvelle grille d’interprétation. À travers un choix représentatif de ces notes, Jousset se propose d’étudier la fonction de l’autocommentaire de Chateaubriand, qui se révèle être ni ancillaire ni marginale. Comme en témoigne la syntaxe de ses notes, Chateaubriand se sert de stratégies à la fois de défense et d’illustration de soi ; modalisation et concession sont les ressources les plus exploitées par l’auteur pour ménager et exhiber la distance entre les deux points de vue, celui passé et celui présent. Selon Jousset, le commentaire représente ainsi un moyen pour Chateaubriand d’entretenir un dialogue avec un soi passé, sans s’en dissocier mais plutôt en le doublant. En l’occurrence, la relative autonomie du texte au second degré́ implique un véritable surplomb, au point que Jousset voit l’autocommentaire chateaubrianesque « comme un hypergenre, autant dire un régime énonciatif aux contours relativement indéfinis » (p. 75).
Après les réflexions sur diverses formes de commentaire courantes au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, les contributions suivantes s’intéressent aux formes et pratiques issues de l’univers numérique. Les commentaires au bas des articles de presse en ligne font l’objet de l’article d’Antoine JACQUET, intitulé « ‘Y a-t-il un relecteur dans la rédaction ?’ Quand l’internaute commente la langue des journalistes » (p. 81-99). Son étude s’appuie sur un corpus de 481 commentaires, postés par les internautes sur RTBF Info, qui portent sur l’utilisation de la langue de la part des journalistes. Après une présentation détaillée des opérations de constitution du corpus et des principes qui les ont guidées, Jacquet analyse les phénomènes linguistiques qui ont suscité les réactions des internautes, les critiques qu’ils avancent, ainsi que la manière dont ils se posent par rapport à la langue des journalistes. Une fois établies les catégories de phénomènes linguistiques les plus critiqués, Jacquet passe en revue les raisons qui en sont à la base, en remarquant un lien non seulement avec les attentes normatives des lecteurs envers les professionnels de l’écriture en matière de langue, mais aussi avec les conditions et les processus de production de l’information sur le Web. Mauvaise formation, incompétence, fautes abondantes, manque de relecture de la part de la rédaction, copier-coller diffus : tels sont les reproches le plus souvent adressés aux journalistes. L’analyse des postures énonciatives des commentateurs précède enfin une réflexion sur l’impact de cette forme de participation, qui semble en tout cas favoriser un passage à l’action, dans la mesure où les articles concernés par ce type de commentaires ont été soumis à une vérification manuelle de la part de la rédaction.
La contribution d’Oriane DESEILLIGNY, « La pratique du commentaire : un geste appareillé » (p. 101-115), traite des pratiques technoculturelles de rédaction de commentaires sur le Web, au prisme de la diversité́ des cadres matériels et sémiotiques, ainsi que des formats qui en définissent les formes scripturaires. Deseilligny souligne en particulier la rupture technique introduite par les réseaux sociaux numériques, qui appareillent leurs interfaces de manière à inviter les internautes à intervenir, inscrivant ainsi une dimension dialogique dans l’architexte. Afin de donner un aperçu de la variété de formes et de modalités du commentaire sur le Web, Deseilligny présente d’abord certaines pratiques d’écriture ordinaire, telles que les blogs d’adolescents et les blogs de voyage, ceux-ci étant marqués par un désir de reconnaissance, de visibilité, ou encore de validation de soi, plutôt que d’intérêts marchands. Puis, elle s’intéresse à l’appareillage logistique et symbolique des commentaires sur Fnac.fr, Amazon.fr, Télérama.fr. Au-delà des différences repérées, Deseilligny fait ressortir l’« approche métacommunicationnelle » (p. 102) partagée par les trois plateformes numériques, qui non seulement donnent des conseils rédactionnels, mais configurent aussi des représentations diverses des internautes.
Les commentaires publiés sur une autre plateforme numérique, YouTube, sont analysés par Célia SCHNEEBELI à la lumière des prises de position qu’ils impliquent (« Les modalités linguistiques du commentaire sur internet comme prise de position (“Stance-Taking”) : l’exemple des commentaires sur YouTube », p. 117- 129). En effet, cette contribution met en relief la fonction argumentative qu’assume le commentaire dans l’espace numérique, où la prise de parole de l’internaute suppose aussi une prise de position. La description du corpus – constitué d’un échantillon aléatoire de commentaires en langue anglaise relatifs au clip d’une chanson célèbre en 2015 – précède la présentation du modèle théorique revisité par Schneebeli en fonction des spécificités des interactions sur YouTube. La manière dont l’internaute se positionne et assigne une position aussi bien aux objets de son discours qu’à ses interlocuteurs est ensuite analysée à partir de quatre catégories du positionnement, sur la base des modalités linguistiques et discursives propres à chacune. Par de nombreux exemples illustrant les caractéristiques de chaque forme de positionnement, Schneebeli s’attache à montrer que les commentaires sur YouTube ne peuvent pas être réduits à la simple expression d’un avis. L’internaute se donne une place qui est à la fois grammaticale, discursive et sociale ; il attribue des valeurs, affectives ou épistémiques, à l’objet de son discours de même qu’à son interlocuteur, par rapport auquel il peut ou non s’aligner. C’est donc la complexité sociodiscursive sous-tendue à la pratique de commenter sur le Web que cette étude veut mettre en relief.
La contribution de Valérie BONNET s’intéresse en revanche aux commentaires sportifs postés sur sous-forum de discussion de France 2 consacré au rugby (« Le forum de discussion de France 2 : entre conversation TV et courrier des lecteurs », p. 131-144). Les sujets traités et la dynamique des échanges, portant à la fois sur le commentaire des matches de rugby et sur les commentateurs eux-mêmes, sont analysés à partir d’un corpus de 433 posts, selon une démarche qualitative. La présentation de différentes sortes de commentaires, qui vont de la sociabilité à l’affichage des compétences des internautes en la matière, dégage la centralité de la question du partage de l’expertise. D’après l’auteure, les commentaires envisagés ont en outre des traits en commun avec à la fois la conversation télé et le courrier des lecteurs, dans la mesure où ils permettent aux internautes de « faire lien autour du medium, certes, mais aussi se saisir de cet espace pour traiter de problèmes de manière collective » (p. 143). Bonnet s’interroge ainsi sur le rôle social de ce type de commentaire, concluant qu’il assume une fonction herméneutique qui double et prolonge le commentaire sportif télévisé, et qu’il permet en même temps aux téléspectateurs-commentateurs de négocier leur représentation d’eux-mêmes, aux niveaux aussi bien identitaire que citoyen.
Les commentaires liés à une autre émission de France 2, dans ce cas de nature politique, Des paroles et des actes, sont soumis à l’analyse de Hassan ATIFI et Michel MARCOCCIA, qui relève d’une perspective pragmatique et interactionnelle (« Commentaires en ligne et télévision sociale : l’exemple de l’émission Des paroles et des actes (France 2) », p. 145-158). Atifi et Marcoccia s’intéressent aux tweets affichés sur l’écran tout au long de l’émission politique en question, constituant en conséquence un exemple de télévision sociale. En d’autres termes, l’émission télé se sert des technologies de l’information et de la communication pour apporter une dimension communicationnelle enrichie et interactive à l’expérience télévisuelle. Une fois présentés le corpus et la démarche méthodologique, Atifi et Marcoccia analysent, d’abord, le cadre participatif et, ensuite, les fonctions pragmatiques des tweets télévisés, qui vont de l’évaluation au décryptage analytique. Ils montrent que ce type de tweets ne peuvent pas être réduits exclusivement à une forme de commentaire, mais ils témoignent aussi d’une logique interactionnelle, qui s’exprime sous forme de question et d’interpellation. Selon Atifi et Marcoccia, ce dispositif favorise donc la participation des spectateurs, sans pourtant ne pas permettre une interaction réelle entre les deux parties, car leurs discours existent en parallèle plutôt que dialoguer entre eux.
La rubrique Varia se compose de trois articles abordant respectivement les commentaires relatifs à une expérience esthétique, les incidentes commentatives, et les tournures interrogatives dans le journalisme politique. La première contribution de Marina KRYLYSCHIN porte sur les commentaires laissés dans les livres d’or d’exposition et vise à étudier les liens entre la mise en mots de l’expérience esthétique, les connaissances données par les textes d’exposition, et les différentes représentations individuelles et collectives des scripteurs (« Les commentaires dans les livres d’or d’exposition : une fenêtre sur la verbalisation des expériences esthétiques et des représentations en art », p. 161-175). Suivant une démarche descriptive-interprétative, Krylyschin part de la description du matériel linguistique et, plus précisément, des différentes formes de nominations, de désignations et de caractérisations nominales des éléments majeurs de la situation d’énonciation (tels que l’exposition, le thème, les textes exposés, l’artiste, les visiteurs, etc.), avant de parvenir à synthétiser les images les plus fréquentes construites en discours. Dans le corpus analysé, il ressort le caractère affectif et expressif des commentaires laissés dans les livres d’or, qui tendent à rendre compte de l’expression subjective des effets et des perceptions des œuvres exposées, plutôt que des contenus qu’elles représentent.
Dans « Les incidentes commentatives » (p. 177-190), Friederike SPITZL-DUPIC s’intéresse aux caractéristiques définitoires et aux fonctions des incidentes qui interrompent la structure morphosyntaxique d’un énoncé en élaboration, constituant un commentaire sur celui-ci. Spitzl-Dupic en distingue deux catégories, qui représentent plutôt les extrêmes d’un continuum, sur la base de leur relation avec la quaestio, à savoir « ce à quoi un texte fournit une réponse ou, dans la perspective de la production, est censée fournir une réponse » (p. 179). Aux incidentes concernant la quaestio, Spitzl-Dupic oppose les incidentes « commentatives » qui, tout en ne relevant pas de la quaestio, s’inscrivent dans sa gestion, dans la mesure où elles expriment un commentaire là-dessous. Les diverses fonctions des incidentes commentatives sont ensuite illustrées par le biais d’exemples tirés de corpus oraux et écrits, ressortissant à différents genres textuels. L’étude montre qu’elles peuvent contribuer à réorienter la perspective initiale de la quaestio, par l’ajout d’une appréciation des référents ou d’un commentaire métadiscursif, ou elles peuvent en revanche concerner la situation d’énonciation. Dans ce second cas, les incidentes commentatives servent pour guider l’attention du destinataire et pour l’orienter, jouant ainsi un rôle significatif non seulement dans la gestion de l’interlocuteur, mais aussi dans celle de l’ethos de l’auteur.
Les divers recours aux tournures interrogatives sont analysés par Louise CHAPUT dans trois genres de textes journalistiques : l’article d’information, l’article d’opinion et le billet de blogue (« Interrogatives : tension, distance et effets de sens dans le journalisme politique », p. 191-212). Plus précisément, Chaput s’attache à étudier de quelles manières les formes interrogatives sont exploitées par les journalistes pour manifester leur positionnement énonciatif et pour établir un contact avec le lecteur. Elle s’intéresse également aux effets de sens que ces tournures sont susceptibles de produire, en cooccurrence avec d’autres éléments, en fonction du genre journalistique et de la visée discursive. L’étude des interrogatives en co(n)texte met en relief une large variété d’effets de sens, allant de l’expression de l’incertitude, d’une suggestion, ou encore de prospectives du journaliste, en passant par la volonté d’atténuer une affirmation, jusqu’à la manifestation de l’incompréhension, du désaccord et de l’indignation. Il ressort en outre que la visée discursive influence aussi bien la fréquence du recours aux interrogatives que leurs fonctions, comme en témoignent les différences relevées entre l’article d’information, d’une part, et l’article d’opinion et le billet de blogue, de l’autre.
[Claudia CAGNINELLI]