Coordonné par Anne THEISSEN et Annie KUYUMCUYAN, le numéro 10 de la revue Studii de lingvistică est consacré à une thématique complexe – « La polyvalence de ce en français : de la syntaxe à la cohésion textuelle» – qui regroupe des articles autour des pronoms démonstratifs neutres du français (ce, ceci, cela, ça), analysés dans une approche linguistique polyvalente (distributionnelle, textuelle, sémantico-discursive). Selon les deux coordinatrices, ce volume a été conçu comme un prolongement de la revue Langue Française, qui a dédié son 205ème numéro (Kuyumcuyan & Theissen 2020) à la même problématique : « Ce : syntaxe et sémantique». L’architecture de la revue, divisée en deux parties, suit une démarche progressive partant de la grammaire de phrase, avec ses deux niveaux d’analyse : la proposition et la phrase, jusqu’à la linguistique textuelle et l’analyse du discours.
La première partie – « Ce en grammaire du français : substitution et accord » réunit quatre études dédiées aux substituts possibles de ce, à savoir chose dans les pseudo-clivées (C. Benninger et M.-N. Roubaud) et il devant le verbe être (J.-P. Seghi), mais aussi aux problèmes d’accord verbal (E. Tourrette) et à la présence et à la variabilité de ce dans les incises et incidentes en français médiéval (D. Capin).
Dans « Constructions bipartites en chose vs pseudo-clivées : un cas de concurrence ? », Marie-Noëlle ROUBAUD et Céline BENNINGER font la comparaison des constructions « bipartites en chose» du type la chose que je préfère c’est la glace à la vanille avec les constructions pseudo-clivées du type ce que je préfère c’est la glace à la vanille. Selon les auteures, les différences entre les deux constructions relèvent de la nature nominale particulière de chose, ce qui induit également des spécificités de nature syntaxique, mais aussi de nature sémantico-référentielle (l’une fonctionne avec une proforme, l’autre avec le nom chose), ce qui explique aussi le fait que CChose présente une marge de manœuvre plus grande, tandis que les constructions pseudo-clivées sont reliées, dans environ trois quarts des exemples, au contexte verbal.
Dans « Pour une systématisation du pronom ce devant la copule être en opposition aux pronoms il impersonnel et il personnel », Jean-Pierre SEGHI analyse la structure c’est non pas en opposition à il est – pronom personnel, mais aussi par rapport aux présentatifs il est / il existe / il y a (où il est pronom impersonnel). La « systématisation » proposée est représentée graphiquement par un système qui comprend cinq éléments primordiaux répartis sur deux axes : d’une part, « l’axe horizontal du concret et du réel » formé des éléments suivants : le pronom démonstratif neutre ce, le pronom personnel il, les substantifs (indépendants sémantiquement), les adjectifs (dépendants sémantiquement) ; d’autre part, l’axe vertical qui s’élève vers l’abstrait, formé uniquement du pronom impersonnel il, « terme abstrait qui représente la personne d’univers, ou l’être en général ». À ces deux axes s’ajoutent deux termes de liaison : le verbe être, « verbe de sens plein qui signifie tout d’abord avoir l’existence et qui se vide peu à peu de ce sens pour devenir simple copule » et le verbe avoir, « qui est dans sa forme y avoir un verbe proche de être dans son sens plein » (p. 57).
L’utilisation de ce pour résoudre le problème de l’accord verbal entre un sujet singulier et un attribut (nominal) pluriel (le plus marquant sont les portraits par rapport à le plus marquant, ce sont les portraits) fait l’objet de l’article d’Éric TOURRETTE (« Le rôle de ce dans la résolution des problèmes d’accord verbal »). Les facteurs qui autorisent l’insertion de ce dans cette construction sont de nature syntaxico-discursive, visant la cohésion et la cohérence textuelles : le constituant de gauche intègre par lui-même un pronom démonstratif; la dislocation transforme le sujet en simple thème isolé de la copule. Par conséquent, l’insertion de ce dans ces constructions devient une solution acceptable par les grammaires normatives, car il permet d’atténuer les contrastes par sa nature anaphorique.
Dans une étude diachronique, Daniéla CAPIN (« Ce dans les incises en français médiéval (12e s. -16e s.) ») s’interroge sur le statut de ce dans les incises, sur sa dépendance de facteurs comme la variation temporelle, les types des verbes (verba dicendi) ou le statut du sujet et, finalement, sur sa disparition dans le français actuel. Suivant la théorie des chercheurs anglo-saxons (Thomson et Mulac 1991), selon laquelle l’incidente et les incises (initiales, médianes et finales) sont une réduction de la complétive, l’auteure affirme que ce peut être considéré comme un «vestige» de la complétive «ancienne», comme « la trace d’un état intermédiaire qui permettait, aux côtés des expressions nouvelles, de maintenir des marques d’oralité dans les énoncés ». Pourtant, son emploi dans les deux types de subordonnées enregistre des différences qui se manifestent par un lien faible (et très variable) dans le cas de l’incise initiale, médiane et finale et par un lien fort dans le cas de l’incidente. En fin de compte, il s’agit d’une géométrie variable faisant de ce « un terme transcatégoriel par excellence ».
La deuxième partie, intitulée « Ce dans les lexies figées : comment une anaphore configure un connecteur… », réunit des articles relevant de la linguistique textuelle, de la sémantique discursive, mais également de la traductologie autour des lexies suivantes : et ce, et cela, et ceci, et ça (M. Bilger, F. Lafontaine et F. Sabio), sur ce (M. Bilger, C. Vaguer et M. Kahloul), ce disant et ce faisant (A. Céline), ce disant, ce faisant, pour ce faire, ce nonobstant, ce (O. Schneider-Mizony), (W) revient à dire où W=Ceci / Cela / Ça / Ce qui / Il / Elle / Inf / SN / P (H. Vassiliadou).
Dans « Les séquences et ce et sur ce à l’aune de la macrosyntaxe », Mireille BILGER s’occupe de la composante macrosyntaxique des deux lexies qui ont un comportement différent en fonction des critères relevant du registre oral et écrit et surtout du genre discursif : sur ce apparaît essentiellement dans les textes littéraires alors que la lexie et ce apparaît dans des textes plutôt informatifs et formels (presse, médias, paroles professionnelles), sans pour autant être totalement absente des productions littéraires. Cependant, les deux lexies analysées présentent une propriété anaphorique commune par leur capacité de substituer n’importe quel prédicateur verbal, même si elles se distinguent du point de vue de la sémantique discursive : sur ce présente une valeur démonstrative (déictique) plus grande par rapport à et ce, qui rappelle uniquement un antécédent linguistique formel.
Partant du principe qu’on ne peut relever le sens linguistique que par l’interprétation du comportement des formes, Céline VAGUER et Mongi KAHLOUL (« Sur ce, qu’en dit-on ? ») nous offrent une image du fonctionnement et de l’identité de la lexie sur ce au XXIe siècle dans une approche plurielle visant les aspects suivants : identité syntaxique, valeurs d’emploi, rôle du contexte. Cette analyse met ainsi en évidence le fait que la construction sur ce présente deux interprétations possibles : d’une part, connecteur textuel conjonctif ayant une valeur temporelle et consécutive immédiate et, d’autre part, connecteur discursif à valeur temporelle et de clôture définitive.
Dans une approche diachronique reposant sur un corpus ayant une certaine hétérogénéité (Frantext et Europresse pour la période XIXème, XXème et XXIème siècle), Amourette CELINE (« Le rôle discursif des locutions à valeur gérondivale ce disant et ce faisant : des propriétés circonstancielles aux propriétés axiologiques ») nous propose une analyse approfondie des particularités discursives de ces locutions à valeur gérondivale pour démontrer que la combinaison ce + forme verbale non finie se constitue comme la marque d’une double cohésion : d’une part, ces locutions ont un caractère anaphorique renforcé par la présence des deux verbes (disant et faisant) et, d’autre part, elles délimitent un cadre interprétatif (circonstanciel ou axiologique) dans le contexte de droite. En même temps, elles assurent la cohérence textuelle en amont en en aval.
Dans une perspective traductologique, Odile SCHNEIDER-MIZONY (« Ce en tour figé : qu’en faire en allemand ? ») fait l’analyse des tours figés ce disant, ce faisant, pour ce faire, ce nonobstant, et ce dans des corpus parallèles (français-allemand) pour mettre en évidence les constantes et les variables dans les deux langues. L’auteure explique la variété des équivalences en allemand par le faible sémantisme initial et par le caractère figé des lexies analysées. D’autre part, leur élimination dans le cas des conventions ou des déclarations politiques s’explique par la nature de la traduction administrative. Cependant, ces tours figés gardent leur nature de connecteurs textuels qui restent des « liants essentiels du texte ».
Afin de mettre en évidence la spécificité des pronoms démonstratifs et des verbes se substituant au verbe dire, Hélène VASSILIADOU (« Une variété de (W) revient à dire (que) : construction d’équivalence ») se propose de faire une analyse distributionnelle de la construction de reformulation (W) revient à dire où W=Ceci / Cela / Ça / Ce qui / Il / Elle / Inf / SN / P. En effet, la construction (W) revient à dire (que) s’avère être une collocation plus forte que celles construites avec d’autres verbes, ce qui lui confère le statut de « matrice lexicale » ou de « patron syntaxique d’équivalence ». Finalement, la présence obligatoire de que s’explique par le nombre réduit de contraintes et par une corrélation entre les valeurs sémantiques et les patrons syntaxiques avec et sans que.
Dans leur article intitulé « Les parents ont totalement démissionné de leur rôle, et ce depuis bien longtemps ! Les formes détachées par et ce en français oral et écrit : étude sur corpus », Fanny LAFONTAINE et Frédéric SABIO se proposent d’analyser l’usage des formes et ce, et cela, et ceci, et ça dans un vaste corpus de français contemporain oral et écrit. L’élément novateur de cet article consiste dans la description des orientations sémantiques particulières de ces constructions : d’une part, l’identification des deux catégories d’Ajouts (77% dans l’analyse du corpus) se trouvant sous la dépendance d’un verbe recteur sans appartenir à sa valence (ajouts temporels qui expriment essentiellement l’ancienneté, la longue durée, la haute fréquence, l’immédiateté ou la précocité et ajouts spatiaux revêtant régulièrement un caractère « couvrant » ou portant une nuance de concession) et, d’autre part, la nuance concessive des séquences non régies (23% dans l’analyse du corpus) ne se laissant pas décrire à partir des propriétés du verbe recteur, sans pour autant établir une « correspondance rigoureuse » entre la fonction de circonstant et la possibilité de détachement pour les constructions analysées.
Dans le dossier Varia, l’article de Marianna POZZA (« Traces of “crystallized” conceptual metaphors in ancient Indo-European languages: the relationship of language with space and body ») clôt le numéro par une analyse des expressions métaphoriques dans quelques langues indoeuropéennes anciennes pour montrer comment les métaphores conceptuelles (Lakoff and Johnson 1980) utilisent les concepts d’espace et l’incarnation. L’auteure illustre ainsi la polysémie de certaines racines proto-indo-européennes (PIE), généralement interprétées comme homonymes, et l’idée d’une correspondance univoque entre la forme et la fonction d’un signe linguistique et celle d’un naturel et d’une transparence intrinsèques.
À la fin de ce parcours, il est évident que les multiples facettes des pronoms démonstratifs neutres du français (ce, ceci, cela, ça) donnent naissance aux riches interprétations textuelles et discursives qui mettent en évidence leur statut de connecteurs textuels (à valeur anaphorique, cataphorique ou déictique) ou bien de connecteurs discursifs (à valeur circonstancielle ou axiologique).
[Daniela Dincă]