Ce livre entend analyser à la fois la construction discursive de l’objet « eurorégion » et surtout les caractéristiques du discours eurorégional. L’auteure, Marie-Hélène Hermand, s’appuie sur un corpus multilingue hétérogène de documents numériques institutionnels produits par l’Union européenne et par le Conseil de l’Europe (chap. 2), par les institutions, les acteurs économiques et les Universités présents dans les Eurorégions concernées (chap. 3) et par la presse (chap. 4). Hermand retrace la présence d’une véritable « matrice discursive » du discours eurorégional, « [e]ntendue comme la somme de traits communs ou largement partagés par ces discours » (p. 19). Dans le dernier chapitre, le cinquième, le discours dominant eurorégional analysé dans les chapitres précédents est mis en relation avec un corpus de contre-discours syndicaux, associatifs et médiatiques, ce qui favorise l’émergence d’une formation discursive traversée par des polémiques latentes.
L’observatoire d’analyse que l’auteure privilégie est l’analyse du discours « à la française » que l’auteure conjugue avec l’approche sémiodiscursive, cette dernière s’avérant très utile pour l’analyse des sites web également pris en compte dans le livre.
Dans le premier chapitre, le discours eurorégional est mis en relation avec les discours historiques, notamment les discours fédéralistes (voir, par exemple, la Paneurope de Coundenhove-Kalergi, le Manifeste de Ventotene, la circulation des syntagmes « États-Unis d’Europe » ou « Europe des régions ») et les discours des institutions qui ont contribué à la construction européenne (entre autres, la CECA) ou à la coopération transfrontalière (tel le Conseil de l’Europe). Ce sont justement ces discours qui ont permis l’émergence même du concept d’« eurorégion », notion qui, tout en se légitimant, n’est pourtant pas définie de manière claire.
Le corpus eurorégional exploité pour l’analyse est présenté dans le deuxième chapitre. Il s’agit de discours en six langues (français, italien, espagnol, anglais, allemand et néerlandais) d’environ 600.000 mots que l’auteure a recueillis à partir de la présence des noms propres des eurorégions, de leurs sigles ou d’autres dénominations et de l’hyperonyme « eurorégion ». L’analyse de ce corpus montre que les énonciateurs principaux du discours eurorégional sont les acteurs institutionnels et que ces discours concernent avant tout des thèmes d’actualité ou la présentation des eurorégions. Par rapport à ce que les analystes du discours appellent l’« éthos préalable », l’image des eurorégions avant même la prise de parole des responsables montre que ces objets se caractérisent par une conception instrumentale : les eurorégions seraient utilisées, d’une part, pour souligner le rôle positif des relations transfrontalières et de l’autre, pour leur attribuer la valeur exemplaire de modèle politique de cohésion européenne.
Dans le troisième chapitre, l’auteure analyse les discours institutionnels des eurorégions dont la visée est l’autolégitimation. Malgré la diversité des eurorégions, ces discours sont uniformisés et se caractérisent par la présence d’un discours expert (voir, entre autres, l’utilisation des chiffres) qui est dépourvu de toute conflictualité. En outre, ces discours mettent en évidence l’aspect transfrontalier de la valorisation du patrimoine commun, ce qui contribue à la légitimation de l’eurorégion comme modèle de cohésion européenne. L’aspect transfrontalier sert également aux acteurs économiques eurorégionaux pour relancer les entreprises en crise, en privilégiant une narration purement néolibérale. L’éthos construit en discours reste élitiste, d’excellence économique. Dans le discours des Universités, la mobilité est l’élément qui permet le dépassement des frontières, jusqu’à l’élaboration d’un modèle d’Université transfrontalière qui prévoit des curricula de ce type. Malgré la présence d’une vision humaniste, le discours pédagogique aussi finit par réitérer des éléments typiques des narrations néolibérales, le mot-clé par excellence restant l’« adaptation ».
Dans le quatrième chapitre, l’auteure analyse le discours de la presse nationale, régionale, européenne et transfrontalière de 1996 à 2013. Ce sous-corpus montre la nécessité de nommer avant tout l’objet nouveau, cette nomination étant avant tout un acte administratif qui n’a rien à voir avec la mémoire collective européenne. Le recours à la reformulation et la présence de véritables « paradigmes désignationnels », pour reprendre la notion proposée par Marie-Françoise Mortureux, souligne la difficulté à faire connaître les eurorégions à la population européenne. L’analyse montre également que la presse finit par véhiculer un discours qui reste élitiste et qui considère les eurorégions comme un élément central pour le développement transfrontalier plutôt que par rapport à la création d’une identité européenne commune.
Les caractéristiques de la formation discursive eurorégionale sont résumées dans le cinquième chapitre, où l’auteure rappelle la présence d’un positionnement idéologique commun aux différents discours analysés et qui est favorable aux eurorégions. Ce discours dominant est loin d’être un discours favorisant une identité européenne commune et, au contraire, finit par favoriser la concurrence eurorégionale et par utiliser les eurorégions de manière utilitaire par rapport aux énonciateurs concernés : ainsi en va-t-il pour les institutions eurorégionales qui en profitent pour s’autolégitimer, pour les acteurs économiques qui l’exploitent pour le développement de leurs entreprises, pour les Universités qui s’en servent pour faire valoir leur spécificité, etc. Par rapport à ce discours dominant, la dissolution des frontières et la promotion de la mobilité servent d’appui à l’élaboration de contre-discours syndicaux, associatifs et médiatiques qui essaient de réorienter les mots d’ordre de l’autre. Dans ce contexte, les associations déconstruisent les frontières mais pour légitimer des modèles alternatifs aux eurorégions, comme, entre autres, une Europe des villes, fondée sur les villes transfrontalières qui partagent des mémoires collectives européennes, ou une Europe des régions.
Dans les conclusions du livre, l’auteure souligne l’aspect de rupture du discours eurorégional par rapport à l’« ancienne forme de territorialisation du pouvoir européen sous la forme d’État-nations » (p. 203). L’auteure présente aussi des pistes de recherches futures, notamment par rapport aux contre-discours, à l’évolution des discours des acteurs économiques et au rôle des eurorégions en tant qu’intermédiaires entre les instances européennes et la citoyenneté. Ces pistes favoriseraient une meilleure appréhension du discours eurorégional, qui est encore en partie méconnu, notamment dans sa composante diplomatique. Enfin, Hermand souhaite revenir également sur la comparaison des discours multilingues concernés d’après la perspective linguistique (traductologie) pour voir comment les différents énonciateurs s’approprient des différentes langues-cultures pour favoriser ou entraver les échanges possibles entre ces dernières.
[Rachele RAUS]