Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics est le résultat d’une coopération scientifique internationale entamée en 2013 entre les deux groupes de recherche ADARR (Analyse du Discours, Argumentation, Rhétorique) et AD-DORIF (Analyse du Discours, de l’Association interuniversitaire DORIF-Université) ayant donné lieu à trois journées d’études à partir d’un intérêt de recherche commun : analyser les interactions discursives et argumentatives réciproques entre le singulier et le collectif. Ce volume collectif se base notamment sur la troisième journée d’études, organisée les 09-10 mars 2017 à l’Université de Turin. Au-delà du noyau central représenté par l’analyse du « collectif », c’est la manière d’y regarder qui constitue l’axe de recherche commun des chercheurs des deux groupes. Ceux-ci, qui appartiennent à des pays différents, partagent la même approche scientifique, à savoir la rhétorique et l’argumentation ainsi que les outils de l’analyse du discours de tradition française et l’utilisation du français comme langue tierce d’observation et comme langue véhiculaire.
Ce recueil se compose de onze contributions – dont la plupart relèvent d’interventions présentées au colloque de 2017 – réparties en deux sections, précédées par une introduction et suivies par la bibliographie générale (pp. 209-220) et par l’Index rerum (pp. 221-226),
Comme Paola PAISSA et Roselyne KOREN le soulignent dans l’Introduction (pp. 9-21), la notion d’« identité », personnelle ainsi que collective, est façonnée et alimentée par l’individu et par le groupe dont celui-ci fait partie. D’où des lignes directrices qui sont en fait deux lignes de partage entre le singulier et le collectif mais au sein desquelles ces deux concepts sont entremêlés. C’est sur la vision continuiste, interactive et dynamique d’Emile Benveniste associant le « moi » et son « alter ego » qu’est fondée l’approche suivie au long de cet ouvrage, enrichie par les apports de l’analyse du discours – notamment, le « principe d’altérité » – et de la Nouvelle rhétorique de Perelman – restructurant les interactions entre « individu » et « groupe ». Deux fils rouges sont identifiés par les auteures dans l’ensemble des onze contributions. Le premier porte sur les articulations discursives et argumentatives concernant le singulier et le collectif, allant de l’analyse du dispositif énonciatif et donc du jeu des pronoms personnels à des réflexions philosophiques et sociologiques entre le « moi social », le « moi individuel », et leur rapport avec « autrui ». Le second concerne les enjeux argumentatifs de l’opération de construction d’une identité collective par rapport à la question identitaire, à savoir l’importance du genre discursif et de la dimension temporelle des « degrés de collectivisation » d’un point de vue aussi bien synchronique que diachronique ; le concept d’ethos collectif et/ ou individuel ; les traits différenciateurs entre l’ethos collectif et l’identité collective. Les auteures rappellent que si les interactions du singulier et du collectif, avec leurs va-et-vient constants, caractérisent toutes les contributions du volume, il est possible de distinguer deux éléments principaux des discours identitaires, caractérisés par une oscillation binaire et non statique : l’assimilation du couple singulier/ collectif au raisonnement de la partie et du tout ; l’inscription des identités individuelles et collectives dans le cadre du concept de « temporalité » comme progression dynamique du temps et dans ses relations avec l’argumentation.
La première partie de l’ouvrage, L’individu collectif dans tous ses états (pp. 23-105), comprend cinq contributions.
Dominique MAINGUENEAU examine le rôle du pronom « Je » dans la construction d’un collectif (Je et identité collective, pp. 25-38). Le collectif prototypique analysé est d’ordre idéologique, il relève d’une hiérarchie, au sein de laquelle les Je ont un statut différent. En bas de la hiérarchie, il y a les Je « participatifs » des membres, dont le premier et le plus emblématique lors de la constitution d’un collectif est le discours religieux. A son intérieur, le Je d’exception, dont le collectif tire sa raison d’être, est considéré comme exemplaire par les Je « participatifs » des membres du collectif, qui sont des individus rassemblés par leur appartenance à une même catégorie et qui n’existent qu’en raison de l’existence du Je « exemplaire » dont le collectif est l’expression. Le cas qui lui est opposé concerne « Je suis Paris », « panaphorisation » diffusée depuis les attentats de novembre 2015 : il s’agit d’un Je partageable dont l’énonciateur n’est pas clairement identifiable et dont l’aphorisation opère de manière horizontale, en créant une solidarité immédiate mais dépourvue d’institution qui puisse la valider et la régler, d’où sa faiblesse. Entre ces deux Je, il est possible, selon MAINGUENEAU, d’identifier le Je « des médiateurs », typique du prédicateur religieux – un Je statutaire et instable de sa propre nature, envoyé par une institution pour gérer la relation entre les deux autres Je. Ces cas permettent à l’auteur d’introduire le Je « initiateur », qui apparaît lorsqu’un individu doit chercher à constituer un collectif en agissant comme mandaté par le « Surdestinateur » du groupe à constituer et en négligeant sa singularité. Pour l’illustrer, il se sert de deux exemples. Dans le premier, Jacques Lacan, fondateur d’une école de psychanalyse dissidente, ne crée en fait pas un groupe, qui existe déjà, mais il doit le convertir en un collectif (dissident) pourvu d’une identité et d’une organisation – son Je et le collectif, qui est fort, doivent coïncider. Le second exemple, relatif à la profession de foi de José Bové lors de la présidentielle de 2007, montre que la relation entre le Je initiateur et le collectif change parce que le candidat doit constituer son propre électorat en lui attribuant une identité. Il se pose en tant que « porte-parole inspiré d’un rassemblement » mais il appuie son énonciation sur deux collectivités préexistantes et positives distinctes des partis, qui constituent un « rassemblement » pourtant faible en raison de sa courte durée. Les remarques conclusives de MAINGUENEAU soulignent que les deux régimes divergents du collectif, fort VS faible, sont le résultat du type et du genre de discours, mais aussi du contexte de l’énonciation. A cet égard, les nouvelles technologies de l’information ont une influence sur la constitution des identités collectives et sur les Je qui leur sont liées.
La deuxième contribution, rédigée par Roselyne KOREN, aborde les pratiques discursives et argumentatives utilisées par Emmanuel Macron lors du lancement du mouvement politique « En Marche ! » en avril 2016 (Rhétorique du lancement du mouvement politique « En Marche ! » (06.04 – 16.11.2016) : une construction singulière du collectif, pp. 39-54). A l’appui d’un corpus constitué par le prologue de la Charte du mouvement et par un discours d’Emmanuel Macron sur la commémoration de Jeanne d’Arc le 8 mai 2016, et par 85 articles tirés de la presse, l’auteure présente une analyse discursive et argumentative permettant de montrer que ce candidat, Je « initiateur », configure une nouvelle conception de l’identité collective en contestant la pertinence de la notion de parti. La dialectique des pronoms dans le prologue d’« En Marche ! » fait ressortir que le je change de position – en témoigne le slogan « ni de gauche ni de droite » – mais aussi qu’un mouvement de l’un au multiple engendre, par une entreprise de persuasion et de séduction, la transformation d’un allocutaire encore imaginé en un adhérent réel et solidaire. C’est toujours dans le prologue qu’Emmanuel Macron fait transparaître la crédibilité du projet de ce mouvement pour la France tout en construisant son ethos et sa fiabilité d’homme politique par le biais de son autoportrait. Cette scénographie intime permet, selon KOREN, à tout allocutaire, de partager le débat idéologique proposé et de se joindre au mouvement. Un autre élément de rassemblement de l’identité collective en voie de constitution est représenté par l’appui sur un socle de valeurs partagées autour du travail, de la liberté, de la fidélité et de l’ouverture. Quant à Jeanne d’Arc, par l’argument de l’exemple historique, Emmanuel Macron parvient, toujours grace à un emploi stratégique des pronoms, à assurer le bien-fondé de l’obligation à construire un chemin partagé au-delà des clivages partisans. Ces éléments contribuent au succès d’Emmanuel Macron, qui crée un paysage politique autour d’une position « transpartisane » pour surmonter la crise politique en cours en France en 2016. Un autre ingrédient favorisant ce succès concerne l’idée de progrès inscrite dans le nom d’« En Marche ! », mouvement de rassemblement dynamique, comme il émerge des titres de presse qu’on lui consacre. Les conclusions de l’auteure mettent en évidence la mobilisation et le rassemblement d’une collectivité encore virtuelle d’individus disposés à co-construire une nouvelle conception de la politique autour de celui qui est à l’époque considéré comme un « ovni ».
La construction des identités personnelles et collectives autour de François Hollande fait l’objet de la contribution d’Alain RABATEL, qui examine le récit que l’écrivain Laurent Binet réalise sur le discours du Bourget du 22 janvier 2012, lorsque le candidat sort victorieux des primaires du PS (La construction des identités personnelles et collectives autour de François Hollande dans le discours du Bourget de 2012 raconté par Laurent Binet, pp. 55-69). Dans ce contexte, deux types d’ethos dit et d’ethos montré apparaissent : la représentation de soi du locuteur et la représentation que le locuteur citant fait de l’ethos originel du locuteur cité, plus l’identité personnelle et l’identité collective de François Hollande qui relèvent de cette double construction. RABATEL analyse ainsi, d’une part, les stratégies de la représentation narrative de l’ethos de François Hollande, qui affectent la construction de son identité personnelle et sont le résultat tant de la relation entre l’orateur, les autres dirigeants socialistes et le public que de la narration du locuteur/ énonciateur premier. Les extraits présentés montrent la construction d’un ethos discursif dit et montré caractérisé par les dimensions : catégorielle (qui résulte de la narration de Binet), expérientielle et idéologique. François Hollande dépasse ainsi son ethos préalable pour assumer l’ethos prédiscursif du véritable candidat. D’autre part, ce dispositif engendre la co-construction d’une identité collective en mouvement, « transitoire », tiraillée entre les reconfigurations du nous dans le camp socialiste et des adversaires idéologiques, entre les idéaux et la réalité, ensuite validée par le narrateur, qui s’inclut finalement dans le nous. Les frontières de l’identité collective de la gauche sont donc redéfinies par ce discours, qui assure l’entrée en campagne de François Hollande.
Deux genres discursifs différents sont abordés dans les deux dernières contributions de ce volet : la parodie et le stand-up, respectivement.
Le procédé parodique est considéré par Ruggero DRUETTA comme un instrument « diagnostique » d’analyse linguistique au niveau des compétences de réception ainsi que des compétences de production (La parodie : un genre discursif révélateur de l’imbrication identité singulière – collective, pp. 71-90). Après avoir défini la parodie comme pratique textuelle et en avoir souligné les traits distinctifs, parmi lesquels la composante « monstrative », l’auteur étudie la parodie pratiquée par les humoristes dans l’énonciation théâtrale. La parodie peut révéler une identité singulière ou collective : celui qui produit une parodie choisit des éléments considérés comme emblématiques de la personne, du groupe social ou de la communauté dont il fait la parodie, et la dimension discursive au sein de la parodie met en relief que la partie langagière dans la caractérisation de l’identité représentée y est essentielle. Pour analyser la construction discursive de l’identité, l’auteur introduit les notions de « langue », « culture » et « identité » aussi bien à l’égard de la parodie qu’à propos des observables et des agencements qui y sont pertinents. Ces « molécules », autant d’attributs d’identification de la cible parodique, relèvent d’éléments culturels, d’éléments d’ethos et actionnels, et d’éléments langagiers, parmi lesquels la composante verbale et coverbale représente le véhicule principal d’informations sur l’identité de la cible parodique. L’auteur poursuit son étude par une typologie générale des configurations énonciatives parodiques humoristiques applicables aux performances de l’humoriste, basée aussi bien sur une distinction entre l’altération interlocutive, les voix énonciatives et la modalité de saisie de l’identité parodiée, que sur les paramètres de l’énonciateur humoriste, du personnage mis en scène, du destinataire-assistance et de l’identité collective ciblée par la parodie. A l’aide d’un sketch de l’humoriste Élie Kakou, DRUETTA souligne la non-coïncidence entre l’ethos collectif et l’identité collective – laquelle est très liée à la culture, mais ne se confond pas avec celle-ci. Son analyse montre, relativement à l’articulation singulier/ collectif, que la présence de deux paliers d’identification et leur intersection à partir des caractéristiques individuelles d’un acteur social engendrent des performances discursives réussies en termes de production et de réception.
Le stand-up, genre caractérisé par une forme d’humour interactionnel entre l’humoriste et son public à propos d’un récit autobiographique, fait l’objet de la contribution de Caterina SCACCIA (Le passage du singulier au collectif dans le genre discursif du stand-up : ironie et autodérision dans Jamel 100% Debbouze, pp. 91-105). Pour prouver que le stand-up suscite un processus d’identification collective, l’auteure applique sa démarche théorique, fondée sur la réparation d’une image négative – le retravail d’un ethos fondé sur la stigmatisation des jeunes de banlieue – au spectacle Jamel 100% Debbouze, réalisé par Jamel Debbouze en 2004 pour contester, via son vécu, l’image doxique négative de ces jeunes. A partir d’un extrait transcrit de ce spectacle, sont analysés les procédés linguistiques et discursifs par lesquels l’acteur réussit à partager avec son public – qui y joue le rôle d’interlocuteur actif – une image valorisée de ces jeunes, qui sont ainsi réhabilités, opérant également un processus discursif de « collectivisation » d’une identité collective à laquelle le public peut s’identifier. Cela faisant, l’acteur conteste le discours des médias, contraire à ces jeunes, en produisant un contre-discours en vue de persuader son public : il s’appuie sur la stratégie discursive de la réfutation de l’image de la banlieue sans avenir, en passant par la réhabilitation de l’ethos des jeunes de banlieue, pour ensuite identifier l’origine et donc les responsables des problèmes socio-économiques auxquels ces jeunes sont confrontés. Relativement à ce dernier aspect, SCACCIA souligne que l’acteur, afin d’acquitter les jeunes de banlieue, crée auprès de son public une connivence fondée sur les discriminations par un acte humoristique basé sur l’ironie. A cela vient s’ajouter l’emploi des pronoms personnels, par le passage du Je, partageable, de l’acteur, au Vous des destinataires et le Ils attribué à l’Autre, autrement dit les Français d’origine, qui apparaissent ridicules et asociaux. Ainsi la stratégie de l’humour permet-elle d’assumer, de valoriser et de partager les différences par le biais de l’autodérision.
La deuxième partie, Identités collectives et singularisation (pp. 107-207), comprend six contributions.
Dans « Nous » et « vous » : la dynamique des identités universitaires antagonistes lors des blocages du printemps 2018 (pp. 109-127), Yana GRINSHPUN s’intéresse à la construction de l’ethos collectif comme manifestation discursive d’une identité collective « transitoire » dans le contexte agonistique des confrontations idéologiques à propos de la réforme sur les modalités d’accès à l’Université française. Elle examine le dispositif énonciatif au sein des discours qui marquent la construction d’éthè collectifs ainsi que les problèmes de glissement du singulier vers le collectif. Son analyse porte sur le rôle de l’ethos discursif et extra-discursif qui émerge des identités conflictuelles, antagonistes et transitoires s’opposant à celles qui, en temps de stabilité, sont la manifestation du même ethos communautaire. Ainsi, suite à la constitution des acteurs universitaires en deux camps adverses – les partisans et les détracteurs de la réforme –, c’est la construction du Nous collectif des étudiants contestataires, en un corps constitué, cohérent et autonome, qui est mis en relief par l’auteure à partir d’un communiqué d’une communauté des bloqueurs-contestataires. Le Nous collectif peut par ailleurs également résulter d’identités singulières qui se construisent dans le glissement de Je singulier, « inspirateur/ participatif », à Nous collectif au sein de messages où un énonciateur se fait le porte-parole d’une collectivité en voie de création à partir de son énonciation. Encore, c’est la stratégie discursive de l’opposition forte des corps collectifs qui résulte des pôles d’altérité entre Nous et Vous ou de l’inclusion gommant les frontières entre ces corps par l’emploi du pronom On à valeur inclusive, comme en témoigne un autre exemple, tiré d’un courriel. La seconde partie de cette contribution porte, dans la mise en scène de la collectivité contestataire, sur l’ethos. Si l’ethos préalable universitaire consiste en l’université telle qu’elle est perçue par ses membres – des humanistes, des universalistes, des défenseurs de l’équité –, l’anti-ethos relève des partisans de la réforme et se construit dans les contre-discours – bien que minoritaires – de la communauté universitaire, autrement dit une identité collective qui agit comme contre-identité collective transitoire. En revanche, les tensions entre ethos montré et ethos dit – relevant de la forme d’écriture qui veut contester l’injustice sociale, y compris l’écriture inclusive – soulignent les divergences et les contradictions entre les groupes antagonistes, mais également l’importance de l’ethos dans les constructions identitaires.
Les guides touristiques d’Israël rédigés par des auteurs singuliers qui racontent leurs expériences dans les pays visités sont abordés par Galia YANOSHEVSKY pour vérifier la manière dont le guide représente une collectivité et à la fois transmet des valeurs singulières des visiteurs ou de l’auteur du guide, ainsi que les moyens par lesquels l’auteur du guide présente l’image du peuple visité à son lecteur, qui perçoit ainsi l’autre et sa culture dans une continuité entre le personnel et le collectif (L’identité de l’Un dans le regard de l’Autre : Israël dans les guides touristiques et la question du locuteur collectif, pp. 129-147). Au-delà du genre, des points de vue différents émergent de la distinction entre guides de série, albums de photos servant de guide et guides de l’auteur singulier. Les exemples choisis par YANOSHEVSKY, tirés de douze guides touristiques, mettent en évidence que les stéréotypes sont le produit de la création de l’identité collective des visités à partir d’images de la culture visitée ou bien d’images que la culture du visiteur impose sur la culture visitée. Quant aux glossaires des guides d’Israël analysés, ils portent sur les enjeux qui hantent les communautés juivo-israéliennes, tandis que le guide franco-québécois d’Israël souligne que les Québécois sont intéressés à l’emploi de la langue française en Israël. Une autre caractéristique des guides qui a été évoquée par l’auteure est l’attitude du locuteur à l’égard de l’évolution de la collectivité d’Israël car bien qu’une intégration de la population arabe puisse y être envisagée, les différences et les problèmes qui la concernent sont constamment rappelés, surtout dans les guides datant du XXIe siècle. Ces derniers essaient cependant de regarder vers un avenir idyllique de relations entre les deux communautés. La vision de l’identité collective définie dans le guide s’ouvre vers l’universel, devenant internationale: YANOSHEVSKY conclut ainsi que, au-delà de leur type, les guides analysés mettent en scène une image collective qui ne renvoie ni à la culture visitée ni à la culture du visiteur, mais au guide lui-même et donc à « ses » locuteurs.
La contribution d’Irit SHOLOMON-KORNBLIT aborde également la culture mais sous l’angle de la diversité culturelle inscrite dans le syntagme « patrimoine commun de l’humanité » de l’Unesco, autour de l’identité collective unifiée complexe d’un Nous composé de 193 États hétérogènes (La diversité culturelle comme « patrimoine commun de l’humanité » ou le pouvoir unificateur d’une métaphore, pp. 149-162). A partir de l’art. 1er de la Déclaration universelle de la diversité culturelle de 2001, qui élève la diversité culturelle à un niveau universel et relie l’humanité à l’unité humaine ancrée dans les plans social, biologique, juridique, écologique, le syntagme « patrimoine commun de l’humanité » est examiné du point de vue rhétorique et de l’interdiscours relevant du droit international et de l’Unesco. D’une part, c’est la stratégie de l’inclusion de la partie dans le tout qui forme un « Tout harmonieux » dans lequel les cultures, les peuples et les nations se complètent les uns avec les autres ; d’autre part, le droit international et l’Unesco soulignent que cette qualification concerne l’aspect positif pour le collectif en dépit des particularismes. L’analyse de SHOLOMON-KORNBLIT se poursuit par les éléments « patrimoine » – relativement aux enjeux identitaires liés au patrimoine culturel et à la prise en compte des générations futures – ; « patrimoine commun » – visant à la construction d’une communauté autour de valeurs communes – ; « humanité » – distinguant humanité éthique, humanité juridique et humanité biologique. A partir des enjeux argumentatifs de ces notions, émergent la dimension unificatrice de la diversité culturelle et l’intention de neutraliser toute différence culturelle et tout rapport de force pour présenter un groupe social universel rassemblé autour de valeurs identifiées. L’humanité devient ainsi acteur et sujet politique, justifiant l’action des institutions internationales et le droit international.
Ce sont en revanche les procédés discursifs des écrivains réunis dans le cadre de l’Institut international de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations, visant une construction discursive de l’identité européenne, qui sont abordés dans l’article de Paola CATTANI, Écrivains ou diplomates ? Hommes de lettres et construction discursive de l’identité européenne à la Société des Nations (pp. 163-175). A partir des débats tirés des procès-verbaux du colloque « L’Avenir de l’esprit européen » (Paris, 1936) l’auteure relève que les participants expriment, en tant qu’artistes, des points de vue personnels et universels au sein d’un contexte caractérisé par le basculement de l’équilibre des relations internationales européennes, là où chaque intellectuel représente son propre pays. Pour aborder la tension discursive et argumentative entre l’individuel et le collectif, CATTANI examine les stratégies argumentatives « diplomatiques » par lesquelles ces hommes de lettres – qui parlent en tant que diplomates sans l’être par vocation – dépassent la perspective individuelle pour créer une identité européenne commune, qui est instable et se construit au fur et à mesure que le débat avance. Ainsi les locuteurs visent-ils à construire une idée partagée à partir d’une identité culturelle comme fondement identitaire préalable aux autres enjeux. Le débat fait apparaître une « co-construction dialogique des points de vue » au sein de laquelle la co-énonciation est centrale : de nouveaux points de vue – aussi bien individuels que réalisés par un fusionnement des points de vue – sont introduits, avec de nouveaux positionnements à l’égard de la notion d’« avenir de l’esprit européen », renforçant la notion d’Europe. La co-énonciation visant la constitution du point de vue collectif peut pourtant engendrer un autre mécanisme : l’autoreprésentation des locuteurs, par un ethos collectif des hommes de lettres pro-européens à la fois stigmatisant l’ennemi – le nationalisme – par le biais d’un travail collectif de co-énonciation – la seule exception concerne le représentant italien, qui entraîne un dialogisme polémique. CATTANI montre ainsi que par les modalités dialogiques et argumentatives de la co-énonciation les écrivains abandonnent momentanément la singularité de leur parole au profit de la création d’un futur esprit européen.
Patricia KOTTELAT s’intéresse à la construction de l’identité collective de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (Fnaca), née en 1958 pour lutter en vue de la reconnaissance de la désignation officielle de « combattant » et de la paix en Algérie (Contre une guerre sans nom et sans date : la Fnaca, entité générationnelle singulière – Parcours diachronique (1958-2016), pp. 177-192). La perspective adoptée est diachronique, dans le but de mettre en relation la nature évolutive de cette identité collective en termes de modifications du dispositif énonciatif et les évolutions de l’ethos collectif résultant des événements qui se sont succédés dans le temps. A partir d’un corpus constitué par les parutions de L’Ancien d’Algérie, l’organe de presse de la Fnaca, l’auteure examine trois périodes en mettant en évidence l’axe énonciatif, l’axe argumentatif et les phénomènes d’intrication entre le collectif – la Fnaca – et le singulier – les voix plurielles singulières représentées par les témoins et par les lecteurs. La première période, caractérisée par la guerre, est caractérisée par le discours fondateur de la Fédération autour d’une négociation d’identité pour faire émerger sa crédibilité et légitimation, à laquelle suit un discours exhortant au recrutement de nouveaux adhérents pour renforcer la représentativité de la Fédération auprès des institutions. La fin des années 1960 est ainsi marquée par une intrication entre les dimensions singulière et collective autour d’un équilibre résultant d’une matrice générationnelle. De cette manière, dans la deuxième période, la Fnaca est renforcée et sa visibilité est accrue par l’apparition de témoignages qui enrichissent l’instance énonciative collective et accroissent l’identité combattante. Une polémique sur la concurrence des mémoires et sur les dates survient à la fin des années 1970, complexifiant les rapports entre le singulier et le collectif et permettant une convergence des voix dans le Nous collectif. Pendant les années 1980, une complexification ultérieure intervient en raison d’une polyphonie accrue et du renforcement du collectif, lequel se renforce davantage pendant les années 1990 grâce à l’action revendicative appelant à la mobilisation constante des adhérents par un discours d’exhortation à l’action. Cela engendre une tension entre le singulier et le collectif, caractérisée par une contradiction interne entre la Fnaca comme porte-parole du collectif et ses membres singuliers. Enfin, au XXIe siècle, une alternance a lieu entre, d’abord, une phase dysphorique engendrant un renversement du schéma énonciatif qui voit les énonciateurs singuliers se revendiquer comme porte-paroles du collectif, ensuite un remodelage de l’identité collective engendrant le succès des revendications demandées et donc une période marquée par l’insistance sur la mémoire et par le retour à une convergence renforcée. D’où des fluctuations dans l’intrication des dimensions singulière et collective, mais également, au niveau argumentatif, une progression d’un ethos de combattant humilié à un ethos de garant de la vérité historique qui passe per des ethè de citoyen lésé et de défenseur de valeurs démocratiques et républicaines.
La dernière contribution, de Stefano VICARI, Identité(s) collective(s) des poilus entre presse officielle et correspondances privées (pp. 193-207), examine les configurations discursives des identités collectives des soldats de la Grande Guerre à la fois dans la presse et dans les lettres rédigées par ces soldats, afin de vérifier la manière dont ces constructions s’inscrivent dans l’espace discursif public. Après avoir présenté le rôle de la presse pendant la Grande Guerre en France en tant que moyen de passage d’information entre l’arrière et le front, mais aussi, en période de censure, garante du maintien de l’ordre public et de la paix dans le pays, l’auteur remarque que la correspondance des poilus qui circule dans l’espace discursif public – les soldant savent que leurs lettres seront diffusées – souligne et dénonce le rapprochement des journaux du discours de pouvoir. Il émet l’hypothèse que les journalistes inscrivent en discours une identité collective qui n’est pas homogène, mais qui comprend tous les soldats partis au front. A partir d’un corpus de presse tiré de trois journaux de l’époque, l’auteur identifie les marques discursives utilisées par les journalistes pour faire relever en discours cette identité collective à l’appui des notions de co-énonciation (le journaliste présentant les extraits des lettres tend à s’effacer au profit d’un régime énonciatif collectif par le biais de l’emploi des pronoms); de sur-énonciation (la voix du journaliste dans les éditoriaux est celle d’une source autoritaire et institutionnelle par le biais de l’impératif ou de l’isotopie familiale insistant sur la communion de valeurs ); d’opposition entre les actions valeureuses de Nous et les « Autres », les Allemands. Dans la seconde partie, l’analyse porte sur le positionnement des soldats à l’égard de l’identité qui leur est attribuée par la presse. La présence de phénomènes d’hétérogénéité énonciative variés met en évidence les stratégies de construction d’une identité collective des poilus. Celles-ci relèvent surtout de l’emploi de gloses métadiscursives et des pronoms personnels. Au bout de son analyse, VICARI montre que, grâce à ces lettres, les poilus se réapproprient leur identité collective qui est le résultat de la voix collective des soldats qui combattent au front.
Le fil rouge du volume Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics est donc représenté par une approche qui met en évidence les interdépendances constantes entre les notions de singulier et de collectif, l’individuel et le social. Ainsi les onze contributions sont-elles le reflet de « la richesse et du dynamisme des multiples formes discursives que revêt la mise en oeuvre d’un couple notionnel identitaire fondationnel : le « Je » et le « Tu », l’Un et le Multiple, la singularité et l’altérité » (p. 21).
[Alida M. SILLETTI]