Giovanni TALLARICO, John HUMBLEY, Christine Jacquet-Pfau (éds.), Nouveaux horizons pour la néologie en français. Hommage à Jean-François Sablayrolles, Lambert-Lucas, Limoges, 2020.
Préfacé par Jean PRUVOST et introduit par Giovanni TALLARICO, John HYMBLEY et Christine JACQUET-PFAU, cet Hommage à Jean-François Sablayrolles suit une trajectoire allant de son apport incontournable aux études néologiques vers les nouveaux horizons qu’il a ouverts. L’introduction esquisse les grandes étapes de l’évolution de la néologie qui s’entrelacent avec le rôle clé qu’a joué Jean-François Sablayrolles en tant que maitre du sujet. La conscience néologique des francophones, leur rapport au dictionnaire, la préoccupation d’éviter les emprunts, l’autonomie épistémologique attribuée à la néologie parmi les niveaux d’analyse linguistique, la pleine prise en compte du niveau lexical sont autant de facteurs qui ont conduit cette discipline à occuper une place centrale dans la lexicologie et dans la lexicographie. À partir du projet du Trésor de la langue française, au sein duquel Bernard Quémada était chargé de la partie néologique, les activités de veille néologique n’ont plus cessé, jusqu’à ce que Sablayrolles – qui a mené ses premières recherches au Centre de terminologie et de néologie fondé par Quémada en 1987 et dirigé à l’époque par Pierre Lerat, les a revitalisés grâce à ses initiatives et projets qui ont conduit, entre autres, à la création de la plateforme Néoveille et de la revue Neologica. Avant de présenter les contributions accueillies dans le volume, les trois auteurs de l’Introduction (pp. 9-20) évoquent le riche ensemble des thèmes privilégiés par Sablayrolles et renvoient les lecteurs à sa Bibliographie en fin d’ouvrage (pp. 245-254).
L’ouvrage s’ouvre naturellement sur la contribution de Jean-François SABLAYROLLES (« Les inflexions de trente ans de recherche néologique », pp. 21-32) qui fait le point sur les évolutions et sur les réajustements théoriques et pratiques de sa conception de la néologie. Sablayrolles présente et explique les raisons qui ont provoqué une dizaine de questionnements – que les contributeurs du volume reprendront sous différentes formes –, ainsi que la redéfinition de certains de ses méthodes et objectifs de recherche. Il réfléchit notamment sur les points suivants : le statut des emprunts par rapport à d’autres influences étrangères ; le nombre de matrices en jeu dans certains cas de coopération de création néologique ; l’élimination des extensions et des restrictions de sens de son tableau des matrices néologiques ; l’établissement de différents types d’amalgamation (partant de la distinction entre compocation et fractocomposition) ; l’abandon de partie de l’onomastique, avec peu d’exceptions (par exemple, les antonomases ou les néologismes fabriqués sur des bases de noms propres) ; la suppression de la matrice antonomase, qui s’explique par contre par la figure qui permet au nom propre de fonctionner comme un nom commun ; l’exclusion des lexies phrastiques et textuelles (par exemple, proverbes, slogans et détournements) ; la prise en compte des matrices phraséologiques par création et par détournement ; la révision du statut de certains formants anciens (à considérer non pas comme des affixes, mais comme des formants savants ou fractolexèmes) ; la réflexion sur l’appartenance de certains éléments linguistiques à la flexion ou à la dérivation ; l’évolution de la base Neologia à la plateforme Néoveille.
Les premières contributions reprennent le sujet des emprunts en tant que néologismes et y conjuguent d’autres interrogations déclenchées par le traitement néographique dans les dictionnaires et dans les bases de données. Dans « À propos des emprunts néologiques en français : émergence, intégration et aspects socio-pragmatiques » (pp. 33-51), Giovanni TALLARICO se concentre sur les motivations (autres que purement dénominatives) sous-jacentes à certains emprunts catachrésiques et non catachrésiques puisés dans Néoveille (fail, mood, outfit, hater, cute, badass, –ista, fuoriclasse, aperitivo). La plateforme montre la fréquence de buzzwords à forte charge connotative et pragmatique, qui manifestent des phénomènes d’intégration au niveau socio-pragmatique et caractérisent leurs énonciateurs, le public visé et les supports dans lesquels ils apparaissent.
John HUMBLEY (« Le dictionnaire plurilingue d’emprunts : analyse dans une perspective néologique », pp. 53-67) prône la complémentarité entre les études de néologie – notamment au sein du projet Néoveille – et celles plus pointues sur les anglicismes – à partir du projet GLAD (Global Anglicisme Database Network) dont il illustre et exemplifie la méthodologie. Pour ce faire, Humbley part de l’examen des raisons qui expliqueraient le déséquilibre entre la diffusion de recherches approfondies autour des matrices internes et la tendance à négliger la matrice externe, alors que ces deux approches gagneraient à être « réciproquement fertilisées » (p. 62) et que ces deux projets se prêteraient à des développements complémentaires, aussi pour ce qui est de la conception lexicographique.
Après avoir vérifié leur intégration à l’usage par leur présence dans la presse écrite francophone (dans la base de données Eureka), Nadine VINCENT (« Quand l’actualité impose des néologismes, les dictionnaires professionnels peuvent-ils rivaliser avec les dictionnaires collaboratifs ? », pp. 69-85) compare l’attestation et le traitement dans la lexicographie professionnelle (Petit Robert 2019, Petit Larousse 2019 et Usito) et collaborative (Wiktionnaire) de trois néologismes – vapoter et dérivés, selfie (avec les francisations autophoto et égoportrait) et dérivés, naloxone – qui ont été d’actualité au cours des dernières années. Le dictionnaire collaboratif se révèle plus accueillant et rapide dans la réception des néologismes, grâce à ses atouts : il ne tient pas compte de la fréquence des emplois dans l’usage pour leur sélection, n’a pas de contraintes d’espace ni de mise à jour annuelle.
Dans « La francisation dans le Vocabulaire de la biologie (2017) : métaphores, termes et idéologies scientifiques » (pp. 87-101), Micaela ROSSI se penche sur le dispositif d’enrichissement de la langue française par la DGLFLF et réfléchit notamment sur la « néonymie d’appoint » ou « de transfert », obtenue par voie de traduction ou de nouvelle création dénominative à partir d’un concept produit dans une autre langue. Elle souligne en particulier la nécessité de s’intéresser de la néologie secondaire et de tenir compte de critères sociaux, culturels et historiques, voire politiques, afin d’obtenir un aménagement terminologique réussi, notamment dans le cas de néonymes de transfert à base métaphorique dans le domaine de la biologie.
Pour sa part, Paolo FRASSI (« Adjectif, néonymie et enrichissement de la langue française », pp. 103-119) se propose d’étudier l’importance et la variété de la production néonymique de termes adjectivaux de la part des experts du dispositif d’enrichissement. L’auteur présente, d’une part, les mécanismes de néonymie adjectivale les plus fréquents relevés dans FranceTerme – qui montrent une prédilection nette pour les formes préfixées et composées (surtout savants), caractéristique attribuable au caractère artificiel de la néologie in vitro ; et, de l’autre, les écarts entre les néologismes adjectivaux dans la langue générale et en terminologie (d’où certains phénomènes demeurent absents), où ils sont moins fréquents bien que non négligeables.
L’adjectif fait également l’objet de l’étude de Alicja Kacprzak qui avance « Quelques remarques sur les adjectifs relationnels néologiques en français actuel » (pp. 121-134), notamment sur certaines tendances révélées par l’analyse de 808 adjectifs dénominaux néologiques provenant des bases Logoscope et Néoveille. Elle étudie par exemple la productivité actuelle de l’adjectivation des groupes prépositionnels dans les syntagmes du type N+de+N (par exemple, réforme hospitalière). En particulier, l’auteure relève une prédominance de néologismes dans lesquels l’adjectif assume une fonction « relationnelle » entre le nom recteur et son nom de base, plutôt qu’une relation « qualifiante », due notamment par l’apparition importante d’objets, phénomènes, institutions, etc. dont les appellations se diffusent dans la presse.
Dans « Statut et productivité de quelques éléments de formation hyperbolique : archi, hyper, méga, super, ultra… à travers un corpus de presse » (pp. 135-151), Christine JACQUET-PFAU essaie de décrire la nature de certains éléments intensificateurs ou de « surenchère » (p. 138), à savoir cinq préfixes de « haut degré » relevés dans un corpus de presse (La Croix). Après avoir illustré les nombreuses difficultés de la recherche de ces éléments de formation dans un corpus non annoté linguistiquement, l’auteure examine la productivité et les caractéristiques des lexies néologiques ainsi formées (également par comparaison avec les données de Néoveille), qui semblent être largement employées dans le style journalistique, peu normé et ouvert à la créativité.
Le lexique de l’habillement fait l’objet de l’étude de Maria Teresa ZANOLA (« Évolution et néologie sémantique dans le domaine de l’habillement : le cas des ‘gilets jaunes’ », pp. 153-164), qui – partant de l’analyse des associations du néologisme sémantique « gilet jaune » qui devient, par métonymie, un symbole de révolte sociale – montre que la combinaison <partie vestimentaire + adjectif épithète chromatique> fonctionne avec fortune depuis le XVIIe siècle et se pose régulièrement comme un marqueur d’opinion politique, militaire, ou de prise de position sociale dans des syntagmes tels que, par exemple, Bonnets rouges, Chemises noires, Collets noirs et rouges, Cols blancs et Casques bleus.
Maria Francesca BONADONNA (« La création néologique concernant les cryptomonnaies : de bitcoin à crypto-actif », pp. 165-178) s’occupe d’un secteur émergent afin d’analyser une terminologie dont l’ensemble est encore en voie de construction, par le biais d’un échantillon tiré d’un corpus de presse écrite. Après avoir passé en revue le grand nombre de néologismes recensés afin d’en décrire les phénomènes de formation en jeu, elle remarque notamment un riche foisonnement terminologique qui provoque, par exemple, l’attestation de 11 formes composées concurrentes de cryptomonnaie. Cependant, les motivations linguistiques, conceptuelles et sociales différentes qui les sous-tendent en font des synonymes non parfaits, ce qui suggère de continuer à en suivre l’évolution afin d’en vérifier l’implantation.
Suivant la méthodologie du projet EmpNéo, Radka Mudruchová et Karolína Lipská (« La famille morphologique de hashtag en français et en tchèque », pp. 179-197) analysent la créativité lexicale, la variabilité morphologique et le degré d’intégration du signe # dans un corpus lexicographique, de presse et en ligne, et montrent que, dans les deux langues, la famille de hashtag (par exemple, cashtag, hashtaguer, hashtagify, bashtag ; hashtager, hashtagista, hashtagovat) et ses équivalents recommandés (par exemple, mot-dièse, mot-clic) sont bien présents, mais avec une fréquence et un niveau d’implantation différents. Si dans les deux langues, cette famille présente plus d’emprunts que de créations sous influence, pour ce qui est de la morphologie le tchèque semble privilégier l’adaptation orthographique (par exemple, hešteg, heštek), alors que le français recourt à nombre de recommandations officielles.
Dans « Étude de la variation et du changement lexical à l’ère du numérique » (pp. 199-243), Emmanuel CARTIER présente les nombreux apports décisifs à l’étude de la néologie dus aux technologies de l’information et examine notamment la contribution de l’évolution numérique à la détection et à l’étude de la variation et du changement lexical, mettant d’abord au point ses hypothèses théoriques fondamentales. Partant de la description des propriétés de l’objet corpus numérique et des prétraitements auxquels il est soumis (stockage, annotation, normalisation, etc.), l’auteur s’intéresse ensuite aux méthodes et aux outils d’interrogation et d’exploitation de grands corpus (requêtage, statistiques, probabilités, etc.). Il poursuit avec la présentation des dernières avancées dans le domaine du TAL, qui permettent des explorations interactives multidimensionnelles de plus en plus fines de la masse de données accessibles, et termine avec un survol sur l’intelligence artificielle, notamment sur les avancées de l’apprentissage automatique et de l’apprentissage profond permettant l’identification automatique des unités linguistiques et de leurs propriétés.
[Chiara PREITE]