Giovanni Dotoli, Eglantina Gishti, Mario Selvaggio (éds.), Dictionnaire et figement. Hommage à Salah Mejri. Dictionnaire et encyclopédies. Hommage à Alain Rey, Les Cahiers du dictionnaire, n. 11, 2019, Classiques Garnier, 448 pp.
Ce numéro de la revue Les Cahiers du dictionnaire est divisé en deux parties, Dictionnaire et figement et Dictionnaires et encyclopédies, qui rendent hommage respectivement aux linguistes Salah Mejri et Alain Rey. Les 23 contributions constituent une vue d’ensemble des recherches en cours sur ces deux thématiques. Le numéro se termine par une section Essais qui comprend trois études de Varia.
La première partie de ce numéro s’ouvre avec une contribution d’Alain REY sur le sujet de la « Liberté surveillée » (p.15-24). Le célèbre lexicographe des éditions Le Robert, récemment disparu, évoque la liberté présumée du discours parlé ou écrit, cette créativité mise en exergue par la grammaire générative qui bute sur les contraintes imposées par les lexiques et les terminologies, notamment par le phénomène du figement. Alain Rey célèbre ainsi la portée des études conduites au cours de sa carrière par Salah Mejri, à qui cette section est dédiée.
Dans sa contribution « De l’inarticulé dans le langage » (p. 25-58), Salah Mejri plaide en faveur du croisement de l’articulé et de l’inarticulé dans le langage en fournissant des définitions opératoires et en focalisant sur les différentes manifestations de l’inarticulé, afin d’en montrer le caractère économique et la pertinence épistémologique. Mejri illustre la question de la dichotomie articulé/non articulé, qui est au cœur du fonctionnement du langage, par les trois domaines du pragmatique, du lexical et du grammatical, et démontre que le langage puise ses origines dans l’inarticulé. Le dictionnaire lui sert ensuite d’illustration de sa thèse à travers la manière dont il essaie de rendre compte de manière exhaustive du fonctionnement complexe de la langue.
Giovanni DOTOLI (« Code, figement », p. 59-64) reprend les thèses de Salah Mejri, telles qu’elles sont présentées dans un article daté de 2005, paru dans la revue « Linx », n. 53, mis en ligne le 15 février 2011, intitulé Figement absolu ou relatif : la notion de degré de figement. Dans cette étude Mejri analyse les séquences figées, définit le figement absolu et le figement relatif par des critères sémantiques et syntaxiques, tout en proposant des solutions pour un traitement automatique des séquences figées dont Dotoli reconnait la valeur et la résonance dans la recherche en linguistique.
En s’appuyant sur un corpus lexical qui comprend des œuvres littéraires françaises, Eglantina GISHTI (« La combinatoire collocationnelle. L’application lexicographique d’un phénomène linguistique complexe », p. 65-79), examine le traitement des collocations dans deux dictionnaires monolingues du français en un volume (PRe et TLFi) dans le but de déterminer comment les dictionnaires de langue traitent linguistiquement les collocations et si l’utilisation des dictionnaires monolingues est utile à un locuteur étranger.
Fjoralba DADO, La traduction des énoncés parémiques (sur un corpus lexicographique français-albanais), p. 81-94, analyse des proverbes français et albanais issus du dictionnaire bilingue français – albanais de Vedat Kokona (2008) afin de montrer quelques démarches utilisées lors de cet exercice délicat qu’est le transfert des énoncés parémiques du français vers l’albanais. Après avoir esquissé un panorama des caractéristiques de ces types d’énoncé qui constituent une source de difficultés lors du passage d’une langue à une autre, Dado appuie sa démonstration sur la méthodologie de Anscombre (2008) reposant sur l’équivalence catégorielle, stylistique, rythmique et syntaxique.
Dans sa contribution, Danguolė MELNIKIENĖ (« L’exemple lexicographique, un vrai casse-tête des dictionnaires bilingues, p. 95-108) présente différents types d’exemples lexicographiques en adoptant comme corpus d’analyse les dictionnaires bilingues d’encodage édités en Lituanie après l’an 2000. Son objectif est de mettre en relief les particularités de recensement et de présentation lexicographique des différents types d’exemples cernés et de relever les principales difficultés auxquelles sont confrontés les lexicographes.
Ksenofon KRISAFI, Ejona XHEMALAJ et Era BUÇPAPAJ (« Comment exprimer, comprendre et interpréter le langage juridique », p. 109-118) se penchent sur une question importante pour l’Albanie, un pays qui a entrepris plusieurs réformes du système de la justice au cours des trois dernières décennies, à savoir la manière d’exprimer, de comprendre et d’interpréter le langage juridique, le fondement des normes de droit qui constituent la législation, la jurisprudence et la doctrine d’un pays. La question à laquelle les auteurs tentent de répondre est s’il existe un langage juridique approprié pour catégoriser le droit du point de vue linguistique et terminologique.
Dans son étude, Luis MENESES-LERĺN (« Les emprunts autochtones de l’espagnol mexicain. Invariant, variation et figement », p. 119-132) montre l’intérêt méthodologique du concept d’invariant dans la description de la variation dans les langues et, en particulier, dans le cas de l’espagnol mexicain. Après avoir présenté une nouvelle approche pour l’étude de la variation, Meneses-Lerín montre que les langues utilisent la variation et le figement pour créer des spécificités lexicales et que les emprunts autochtones sont un excellent moyen pour identifier les invariants mexicains.
L’objectif de la contribution de Pierre-André BUVET (« Quelle description des déterminants nominaux dans les dictionnaires ? », p. 133-146) est d’établir le rôle des dictionnaires dans la description des faits de détermination. L’auteur essaie ainsi de comprendre quel est l’apport des dictionnaires pour la compréhension du système déterminatif du français, des déterminants nominaux en particulier, et en quoi la description lexicographique des substantifs contribue à celle de leur combinatoire avec les déterminants. Le rôle des nouvelles technologies et des formes numériques des dictionnaires est mis en exergue afin d’enrichir les descriptions lexicographiques avec des descripteurs à la fois syntaxiques et sémantiques.
Lichao ZHU (« Moule locutionnel lexicographique et traitements des phraséologismes », p. 147-163) propose dans son article une méthode de modélisation pour rendre compte à la fois de la forme et du contenu des phraséologismes. Après avoir mené une réflexion méthodologique sur l’apport de la linguistique de corpus et du traitement statistique, Zhu illustre la pertinence de la notion de « moule locutionnel » et présente sa méthode de modélisation des phraséologismes qui repose sur un corpus lexicographique et des techniques informatiques.
Dans son étude, Celeste BOCUZZI (« Figement et traduction dans les dictionnaires bilingues franco-italiens », p. 165-183) se penche sur la traduction dans les dictionnaires bilingues afin de comprendre pourquoi la traduction du figement pose de nombreux défis. Après avoir parcouru le traitement de la phraséologie dans quelques dictionnaires bilingues du XIXe siècle, Boccuzzi analyse les séquences figées dans deux dictionnaires bilingues franco-italiens actuels : la version électronique du Garzanti sur cd-rom et la version en ligne du Boch-Zanichelli. Le constat qui en découle est que les dictionnaires proposent des traductions qui respectent les contenus sémantiques ainsi que la dimension culturelle, mais que les besoins des usagers sont encore loin d’être satisfaits.
Mario SELVAGGIO (« Figement et créativité », p. 185-199) souligne la grande importance du poétique dans le figement. S’inspirant du chapitre intitulé « Linguistique et poétique » dans les Essais de linguistique générale de Roman Jakobson, Selvaggio propose une réflexion autour de la relation entre la phrase et le texte poétique. Il montre, à travers une panoplie de citations savantes, que la littérature est le lieu de la créativité où le défigement, d’ordre lexical et syntaxique, a droit de cité, étant donné que l’écrivain manipule avec liberté les expressions figées tout en mettant en relief le caractère ludique de la langue.
Dans son étude, Marie-Denise SCLAFANI (« Le figement dans le Nuovo vocabolario commerciale fraseologico de Cariati e Mariotti », p. 201-215) focalise son attention sur l’analyse du vocabulaire phraséologique du commerce de Caricati et Mariotti, en considérant le traitement du figement dans la préface, dans la macrostructure et dans la microstructure. L’auteure observe que l’attention réservée aux séquences figées dans ce dictionnaire a une valence fonctionnelle, qui est étroitement liée à la rédaction de lettres commerciales et qui est à la fois rattachée à une conception du vocabulaire qui dérive d’une attitude didactique consolidée de l’époque, à savoir l’enseignement de la langue étrangère par le biais de la phraséologie technique.
La deuxième partie de ce numéro, intitulée DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPÉDIES. HOMMAGE À ALAIN REY s’ouvre avec une contribution d’Alain Rey lui-même (« Encyclopédismes affichés et cachés. Dictionnaire et création », p. 219-233) qui représente un voyage, entre passé et présent, sur l’origine de l’encyclopédie et sur sa relation avec le dictionnaire, tout en soulignant sa nature bien distincte. A travers une analyse très fine de l’étymologie du mot « encyclopédie », Rey dévoile la vocation la plus profonde de cet outil qui est d’abord une pédagogie, une méthode pour conduire le jeune enfant, et qui est aussi, de pair avec le dictionnaire, un moyen puissant pour entrer dans un cercle de connaissances et pour découvrir les secrets du langage humain.
Giovanni DOTOLI (« L’encyclopédie, un développement du dictionnaire », p. 235-246) rend hommage à l’encyclopédie, en soulignant sa fonction démocratique dans la transmission de la langue et de la culture. Se basant sur la littérature scientifique sur ce sujet, à partir de citations d’illustres spécialistes de ce domaine, à savoir Jean Pruvost, Salah Mejri, Henri Meschonnic, Béatrice Didier et bien évidemment Alain Rey, Dotoli montre que dictionnaire et encyclopédie sont toujours « en mariage solennel » et que le dictionnaire encyclopédique unit ces deux formes en symbiose.
Salah MEJRI (« Traduire Alain Rey », p. 247-260) se penche sur le sujet de la traduction par choix, par opposition à celle par nécessité qui relève des activités économiques, en ouvrant aussi une réflexion sur l’activité de la traduction qui s’inscrit dans un projet non utilitaire et qui pourrait avoir des visées esthétiques. C’est le cas de la traduction du livre d’Alain Rey, Les miroirs du monde. Histoire de l’encyclopédisme (Fayard, 2007) pour laquelle il a opté : un exemple de traduction d’un texte qui se distingue par une pensée complexe, un positionnement intellectuel éthique et un usage particulier des mots.
Françoise FINNIS-BOURSIN (« La communication politique. Le « parent pauvre » des dictionnaires et des encyclopédies ? », p. 261-268) se questionne sur le rôle de la communication politique aujourd’hui, à une époque où l’on en parle de plus en plus aussi bien dans les médias que dans la vie politique. Après avoir examiné cette question à travers les encyclopédies, les dictionnaires et diverses formes allégées, comme les lexiques spécialisés, l’auteure parcourt l’évolution de cette discipline tout en dressant un état des lieux. L’objectif de son analyse est de comprendre quelles sont les causes de la place réduite et éphémère consacrée à la communication politique à l’heure actuelle, en cherchant des raisons de marketing ainsi que des raisons liées à la discipline elle-même.
Gianfranco DIOGUARDI (« De la signification des mots à l’analyse critique. Dictionnaires et encyclopédies dans la complexité du troisième millénaire », p. 269-272) livre une réflexion autour de la signification des mots et de leur complexité qui est amplifiée par les effets du Troisième Millénaire. En évoquant la place de l’Italie dans le domaine lexicographique, du Vocabolario della Crusca (1612) à l’encyclopédie Einaudi, dirigée par Ruggero Romano (1977), et en soulignant le rôle de la France dans cette discipline et pratique, pour la réalisation du dictionnaire Le Petit Robert en particulier, Dioguardi évoque aussi la complémentarité de l’encyclopédie et de l’ordinateur à l’heure actuelle.
Mario SELVAGGIO (« L’entrée goût dans l’Encyclopédie », p. 273-286) propose une analyse approfondie de l’entrée « goût » dans l’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean Le Rond D’Alembert. Il démontre que cette seule entrée représente un petit traité sur plusieurs sujets, à savoir : sur le lien entre ordre et goût, sur l’usage et sur l’abus de la philosophie dans les matières de goût, sur le rôle du regard en relation avec le goût, sur la curiosité qui est suscitée par le goût, sur le rôle de la raison en matière de goût et, pour finir, sur le goût au service de la vie.
Diana Del MASTRO (« Pensiero e linguaggio nel Dizionario dei simboli di Pavel Florenskij », p. 287-298) présente un vaste projet, resté inachevé, de Pavel Florenskij, homme de sciences, philosophe et prêtre orthodoxe, appelé Symbolarium. Il s’agit d’un dictionnaire de symboles dont l’auteur s’est donné comme objectif de fixer la signification des images visives employées pour désigner des concepts. Après avoir présenté le débat culturel en cours en Russie dans les années ’20 du siècle dernier, Del Mastro illustre les critères adoptés par Florenskij pour sélectionner les images présentes dans le dictionnaire.
Frédéric-Gaël THEURIAU (« Le Dictionnaire littéraire des écrivains d’expression populaire », p. 299-309) illustre le projet du Dictionnaire littéraire, un ouvrage de référence qui comporte des articles de synthèse répondant au concept de littéralité visant à dépasser la simple juxtaposition d’informations biographiques par un style rédactionnel plus narratif est construit. L’auteur considère dans sa contribution trois grands axes : l’éloge de la marginalité, les critères d’entrées dans l’ouvrage et la nouvelle approche de l’histoire littéraire, pour conclure enfin sur la portée anthropologique de cette entreprise.
Augusto PONZIO (« Comment traiter la linguistique dans l’Encyclopédie. Le rôle de César Chesneau Du Marsais », p. 311-322) se penche sur le rôle du grammairien et philosophe César Chesneau Du Marsais pour ce qui concerne la rédaction de 151 entrées linguistiques dans l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et D’Alembert. Ponzio considère Du Marsais plus comme un philosophe du langage que comme un grammairien et montre que sa réflexion sur les mots et sur la langue tourne autour de la conception d’une « métaphysique de la grammaire » et d’une « grammaire raisonnée » plutôt que des préoccupations typiques de la linguistique générale.
Éric JACOBÉE-SIVRY (« L’art contemporain dans les encyclopédies et les dictionnaires », p. 323-334) se demande comment les encyclopédies et les dictionnaires spécialisés rendent compte de l’art aujourd’hui et de ses évolutions, compte tenu du fait que les mouvements artistiques contemporains sont parfois difficiles à définir. Il montre dans quelle mesure ces outils permettent au spectateur de mieux comprendre les œuvres.
La section ESSAIS contient trois contributions, dont deux en langue française et une dernière en espagnol. Dans la première contribution (« Le nouveau portail numérique du Dictionnaire de l’Académie française, p. 337-364), Laurent CATACH expose les nouveautés introduites dans la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie Française (en cours d’achèvement), d’ordre quantitatif et qualitatif, pour ce qui concerne les ressources éditoriales inédites (terminologie, francophonie), les nouvelles fonctionnalités (conjugaison, correcteur d’orthographe, navigation hypertexte, etc.) et le projet ambitieux d’intégrer, pour la première fois de son histoire, l’intégralité du corpus des neuf éditions numérisées.
Pour finir, Jean-Marcel LAUGINIE (« Terminologie et action commerciale. Jeune pousse – mercatique – toile », p. 365-377) traite de l’apport de la terminologie à l’action commerciale en approfondissant trois néologismes terminologiques : « jeune pousse » au lieu de start-up, « mércatique » au lieu de marketing et « toile » au lieu de Web. Son témoignage présente un état des lieux de la révolution terminologique commencée depuis la fin des années soixante du siècle dernier.
[Valeria ZOTTI]