Isabelle HURÉ, Guillaume LE SAULNIER, Michaël MEYER (coord.), Les discours des institutions pénales à l’épreuve du numérique, Semen, n° 46-2019, pp. 170.
Le dossier thématique du numéro 46 de Semen (introduit par Isabelle HURÉ et Guillaume LE SAULNIER, Les discours des institutions pénales à l’épreuve du numérique : entre extension de la conflictualité et déformalisation du discours, pp. 9-17) est consacré à l’« effervescence discursive » (p. 11) des institutions pénales (policière, gendarmique, judiciaire, pénitentiaire) dans l’espace public numérique et met notamment en discussion l’une des spécificités de leurs productions discursives, c’est-à-dire la « clôture », l’opacité qui les entoure, laquelle parait déplacée et réorganisée dans les dispositifs, les langages et les écritures numériques. Si d’un côté, le web permet aux appareils étatiques de moderniser leur communication, de l’autre côté, il devient une tribune de contrôle public, grâce aux technologies mobiles de filmage qui permettent, par exemple, de transmettre et de donner de la visibilité aux actions policières vécues par des témoins. Et encore, le web avec son pseudonymat et ses dispositifs d’auto-publication offre aux professionnels des institutions pénales la possibilité de raconter les réalités et les difficultés de leur travail ainsi que de critiquer les discours officiels. Dans ces nouveaux environnements et lorsque les institutions pénales se constituent comme entité énonciatrice, le discours institutionnel numérique se « déformalise », s’affranchit partiellement des contraintes de son formalisme, en particulier pour ce qui est de sa « mise en scène » et du « ton employé » (p. 11), apparemment spontané, tout en demeurant dosé et contrôlé par l’observation de bonnes pratiques établies.
Nina GATOUILLAT (De « l’empêcheur de tourner en rond » au gendarme twitto : évolution de la représentation de la force armée sur son comte Twitter, pp. 19-33) fournit une illustration des rhétoriques discursives et iconiques dans la communication, et notamment dans l’autoreprésentation, de la Gendarmerie Nationale sur Twitter. Le corpus de l’étude qualitative se compose de 29 tweets postés entre le 23 mai et le 9 octobre 2014 et permet de tester l’efficacité symbolique du récit médiatique de la @gendarmerie, dans ses composantes picturales et textuelles. Il en ressort une nouvelle image de l’institution, bâtie par le recours à un ton conversationnel et léger, qui donne l’illusion d’un dialogue interpersonnel et raccourcit les distances avec l’internaute. Cela conduit, d’un côté, à la déconstruction des stéréotypes dont les agents font traditionnellement l’objet (un corps de répression en uniforme qui mène des combats pour assurer l’ordre, contribue à la résolution des enquêtes, suscite de la peur…) et, de l’autre côté, à emporter l’adhésion autour de la force publique à travers l’humanisation des gendarmes et la construction de nouveaux « héros di quotidien » (p. 28).
Dans La réponse en ligne du gouvernement français face à la menace terroriste. Les fonctions sémio-discursives d’une présence sur Twitter (pp. 35-53), Bérénice MARIAU met en relief la capacité de montrer et de valoriser l’action du gouvernement lorsqu’il s’avère nécessaire de gérer des situations d’urgence et de prescrire des comportements corrects que la population devrait tenir. Dans ces cas, les autorités concernées exploitent les réseaux sociaux qui permettent une certaine réactivité et la circulation rapide des informations, comme le montre l’étude de la communication coordonnée via Twitter par le Ministère de l’Intérieur, le Ministère de la Justice et les Services de Police, un mois après les attentats qui ont frappé la France entre le 13 novembre 2015 et le 14 juillet 2016. Il en ressort que plusieurs fonctions sont remplies par ce type de communication institutionnelle : il s’agit en effet de réagir aux attaques suivant plusieurs étapes qui vont de la volonté d’informer et rediriger les citoyens vers les plateformes d’aide, à l’indication de comportements corrects à adopter dans de situations pareilles, à l’exigence de rassurer la population sur la capacité du gouvernement de lutter de manière efficace contre le terrorisme.
Mylène COSTES et Aurélia DUMAS (Le métier de surveillant de prison : jeux et enjeux des discours et contre-discours en ligne, pp. 55-77) s’intéressent à la profession du surveillant pénitentiaire et identifient l’image qui peut en être dégagée dans les discours institutionnels en ligne ainsi que dans les contre-discours produits par les agents eux-mêmes dans les récits du quotidien de travail. Les auteures montrent que le recours à la figure du surveillant mobilise une « communication affective de l’enchantement » (p. 55) visant à la légitimation de l’autorité publique. En revanche, les contre-discours émis dans les discours personnels en ligne des gardiens de prison – qui sont tout de même obligés au respect du devoir de réserve (ce qui pourrait justifier le faible nombre de blogs tenus par des surveillants) – montrent la peur, la souffrance, le mal-être rencontrés dans leur profession. Cette stratégie semble travailler comme une sorte de « publicisation » finalisée à la sensibilisation et à la création d’un espace public sociétal qui soit conscient des situations de souffrance et des difficultés des agents.
Dans « Ça n’est pas la justice ». Ian Tomlinson, échec institutionnel et politique médiatique d’indignation (pp. 79-104), Chris GREER, Eugene McLAUGHLIN s’occupent de sociologie du scandale et visibilité médiatique à travers l’analyse de la construction médiatique de la controverse suscitée par le décès de Ian Tomlinson lors du sommet du G20 à Londres, en avril 2009, et notamment par la décision du Service des poursuites judiciaires de la Couronne de ne pas poursuivre le policier filmé en train de le frapper juste avant qu’il ne s’effondre (violence que le service de police du Grand Londres avait d’abord essayé de cacher). Les auteurs montrent comment la couverture continue par la presse nationale – « manifestation spectaculaire d’une politique médiatique collective d’indignation » (p. 80) visant à l’amplification du scandale – ainsi que le filmage amateur des violences policières (preuve irréfutable) peuvent orienter de manière décisive le débat public vers la reconnaissance, d’abord, de la responsabilité policière et, ensuite, de « l’échec institutionnel », notamment des institutions judiciaires pénales.
L’article de Rhéa EDDÉ (Le silence : une stratégie discursive des avocats pénalistes dans les affaires judiciaires médiatiques, pp. 105-124) examine le fonctionnement discursif et stratégique du silence des avocats pénalistes, envisagé comme raccordement entre la scène judiciaire et l’arène médiatique, notamment dans les phases d’enquête et d’instruction d’un procès, qui obligeraient au secret. Partant d’un corpus formé de 24 affaires pénales contentieuses médiatisées, l’auteure étudie le fonctionnement des silences des ténors pénalistes, leurs conditions de productions, leurs enjeux et risques de malentendu, et propose par conséquent une typologie des types de silence et de leurs effets performatifs : le faux silence qui laisse filtrer des informations off-records ; le silence défensif face à une opinion publique hostile ; le silence consentant qui n’exacerbe pas un débat déjà favorable ; le silence offensif déclencheur d’attention et déstabilisant.
Les Actualités Scientifiques qui complètent ce numéro de Semen s’ouvrent par une interview auprès de la community manager de la police nationale (Isabelle HURÉ, Guillaume LE SAULNIER, Le discours institutionnel de la force publique sur les réseaux sociaux numériques. Entretien avec la community manager de la police nationale, pp. 127-139), qui met en évidence le processus de modernisation et de professionnalisation de la communication mass-médiatique et numérique dans le champ pénal, ayant mené à l’élaboration de textes de cadrage et de supports didactiques pour les nouveaux professionnels de la communication, afin de poursuivre la « déformalisation » des discours des institutions pénales déjà discutée dans l’introduction au dossier thématique.
Ensuite, il est possible de lire une riche recension par Michèle MONTE (A propos de Style et sémiosis littéraire d’Ilias Yocaris, pp. 163-170) et un article par Albin WAGNER (La présence médiatique de Macron pendant la campagne présidentielle : une analyse discursive sur le traitement d’une candidature dans la presse, pp. 141-162), qui applique le modèle de l’analyse systémique du discours à un corpus de 177 articles concernant la candidature d’Emmanuel Macron – parfois décrit comme « le candidat du système médiatique » (p. 141) – aux élections présidentielles de 2017. Une première analyse statistique lexicométrique est suivie par la mise en relation des occurrences les plus fréquentes avec leurs environnements co-lexicaux directs (par Wordsmith), ce qui permet de relever les principaux nœuds sémantiques du corpus. Ensuite, l’auteur remet les données dans leur contexte énonciatif et argumentatif pour l’étude des classes sémantiques (par Iramuteq) et ajoute une analyse de la distribution des espaces déictiques. Il en résulte une représentation dichotomique entre un Macron « considéré comme une personnalité publique » qui s’adresse à son électorat, et un Macron « candidat pourvu d’un programme » (p. 158) dont l’image est donnée comme crédible par la presse.
[Chiara PREITE]