Gabriella CAROBBIO, Cécile DESOUTTER, Aurora FRAGONARA (éds.), Macht, Ratio und Emotion: Diskurse im digitalen Zeitalter / Pouvoir, raison et émotion : les discours à l’ère du numérique, Peter Lang, Bern (Linguistic Insights. Studies in Language and Communication, vol. 275), 2020, pp. 223.
Les contributions proposées dans ce volume s’intéressent à l’expression linguistique du pouvoir, de la raison et des émotions dans différents types de discours numériques et s’interrogent sur la pertinence des cadres théoriques et méthodologiques traditionnels dans l’analyse de ces nouveaux corpus. En effet, comme le soulignent Carobbio, Desoutter et Fragonara dans leur Introduction (pp. 15-20), les discours numériques natifs devraient stimuler « une analyse non logocentrée » (p. 16), fondée sur la prise en compte du contexte technologique dans lequel apparaissent ces productions verbales. L’expression linguistique de la raison et de l’émotion est ainsi explorée dans des domaines sociaux variés (discours politique, juridique, médical, etc.) et dans deux langues différentes : le français et l’allemand. Les études réunies dans le volume, réalisées par des linguistes et analystes du discours germanistes et francisantes, se proposent notamment d’« offrir un espace franco-allemand de partage de méthodologies et de pratiques de recherche » (p. 17). Toutefois, seules les contributions en français seront ici présentées.
La première partie de l’ouvrage rassemble des études qui s’interrogent sur l’application méthodologique d’outils numériques ou qui abordent la question de l’articulation entre raison et émotion en ayant recours à des corpus informatisés.
Ainsi G. Drouet, (« Contredire avec « en même temps » : de la conciliation au cheval de Troie discursif », pp. 45-62) analyse-t-elle le fonctionnement discursif du marqueur en même temps, dont l’usage particulièrement fréquent dans les discours électoraux d’Emmanuel Macron a suscité un vif intérêt dans les médias. L’étude se fonde sur l’observation des différents emplois de ce connecteur dans des interactions naturelles issues de la base de données multimodale CLAPI et d’un corpus d’entretiens médicaux, mais s’appuie également sur des extraits littéraires tirés de FRANTEXT. L’analyse de ces différentes données permet de reconduire les usages de cet outil discursif à deux cas de figure principaux, en fonction de son emploi intra- ou inter-locuteurs. Dans le premier cas, le marqueur établit une corrélation discursive entre deux segments de discours produits par un seul et même locuteur. Au delà d’une connexion temporelle fondée sur la simultanéité, cette tournure permet d’exprimer soit une connexion contrastée fondée sur la juxtaposition de deux arguments opposés que le parallélisme temporel rend « acceptable » (p. 49), soit une mise en scène énonciative contradictoire, par laquelle le locuteur réalise un véritable « tour de force énonciatif » (p. 50) en projetant une simultanéité feinte qui s’inscrit dans une « rhétorique de la conciliation » (p. 51). L’emploi du marqueur en même temps dans des échanges plurilocuteurs semble répondre, en revanche, à trois objectifs différents. S’appuyant sur les catégories de concordance « concordante » ou « discordante » et de « discordance discordante » proposées par Rabatel (2008), l’auteure attribue au connecteur trois fonctions distinctes : l’introduction d’un argument supplémentaire qui renforcerait le premier argument tout en le dépassant (« concordance concordante »), la juxtaposition de deux arguments « partiellement anti-orientés » (p. 53) par l’ajout d’un argument venant restreindre la portée de celui de son interlocuteur sans pourtant l’annuler (« concordance discordante ») et la réfutation explicite de l’argument de l’interlocuteur qui correspondrait à une forme de « discordance discordante ». Du point de vue pragmatique, l’usage d’en même temps semble être lié à deux finalités distinctes : d’une part le marqueur fonctionnerait en tant qu’« adoucisseur irénique » (p. 55) susceptible d’atténuer la valeur polémique d’une réfutation frontale, d’autre part son emploi serait lié à une stratégie argumentative très subtile permettant de simuler un faux consensus afin d’« endormir la vigilance de l’interlocuteur » (p. 59) et d’introduire une réfutation au dernier moment sous les apparences d’un simple ajustement.
Dans la contribution de Claudia Cagninelli (« Pronoms personnels et relations de pouvoir dans le débat parlementaire », pp. 83-102), la relation entre discours et pouvoir est examinée à travers l’observation de stratégies de référenciation pronominale mises en œuvre dans l’espace parlementaire. L’étude, qui s’inscrit dans le cadre théorico-méthodologique de l’analyse du discours, s’interroge sur les effets argumentatifs liés à l’usage des pronoms personnels sujet dans la construction des ethè des groupes parlementaires qui s’affrontent à l’Assemblée Nationale. Le corpus se fonde plus précisément sur une sélection de comptes rendus officiels du débat relatif à la proposition de loi sur l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ayant eu lieu entre décembre 2016 et février 2017. Après avoir rappelé les caractéristiques principales du genre discursif et interactionnel observé, l’auteure présente les résultats d’une analyse quantitative, menée à l’aide de deux logiciels informatiques (Iramuteq et TXM), sur les réseaux thématiques, les associations de mots et les formes pronominales les plus fréquentes dans le discours des débatteurs. Ainsi le pronom sujet nous apparaît-il comme une forme privilégiée d’expression chez les défenseurs du projet de loi alors que le vous est nettement prépondérant dans le discours des parlementaires qui s’y opposent. Une analyse qualitative des cooccurrences de ces pronoms a permis en outre de dégager des tendances associatives sur la base de la valeur référentielle de la forme pronominale et de son cotexte discursif. L’auteure montre notamment que les proposants peuvent utiliser le nous pour valoriser l’activité gouvernementale, pour faire appel à « la responsabilité du bon parlementaire » (p. 92) ou pour développer une « rhétorique du dissensus » (Ibidem) qui radicalise l’opposition. L’usage de vous chez ces mêmes locuteurs semble répondre, en revanche, à deux objectifs spécifiques : si le pronom assure d’un côté la contextualisation de la réfutation en renvoyant aux actions et discours antagonistes exprimés antérieurement, de l’autre il permet d’introduire un contre-argument ancré sur une concession. Dans le discours des opposants, l’emploi dominant du vous semble s’associer à la volonté de dévoiler l’incohérence du discours adverse à travers des procédures de disqualification, alors que le nous est en revanche utilisé pour exprimer une prise de position dissensuelle ou pour signaler l’impossibilité d’une action conjointe. Aussi la manipulation de l’opposition pronominale nous-vous semble-t-elle jouer un rôle crucial dans l’activité argumentative des participants et dans la construction de leurs images discursives.
Dans les contributions de la seconde partie, le numérique est conçu en tant qu’environnement de production des discours.
Ainsi Cécile Desoutter, (« Quand les décisions de justice rendent compte d’un état émotionnel à partir de smileys, émoticônes ou émojis », pp. 123-142) s’intéresse-t-elle aux pictogrammes utilisés dans les discours numériques natifs comme vecteurs d’expression émotionnelle. Elle s’interroge plus précisément sur la prise en compte et l’interprétation de ces éléments non verbaux dans la jurisprudence française de la dernière décennie (période allant de 2011 à 2019). Les 36 décisions de justice examinées, qui portent sur des litiges relevant du domaine du droit du travail (contestation de licenciement), sont issues de deux éditeurs privés (Dalloz et Lexis-Nexis) et de l’éditeur public Legifrance. Dans ce contexte, les pictogrammes mentionnés par les juges proviennent le plus souvent de messages considérés par l’une des parties au procès comme des actes de harcèlement ou d’atteinte aux droits au respect de la vie privée ou à l’image. Après une mise au point terminologique concernant les termes « smiley », « émoticône » et « émoji », qui prêtent parfois à confusion, l’auteure analyse la façon dans laquelle ces éléments iconiques sont pris en compte et traités dans les décisions de justice. Elle identifie notamment trois modalités de restitution verbale : le signalement, par lequel l’énoncé de la décision mentionne la présence du pictogramme en le désignant par l’un des trois termes-clés ; la description qui ajoute des détails susceptibles de favoriser la représentation mentale des pictogrammes (par exemple, « un smiley qui pleure », « un smiley en colère », « l’émoticône aux multiples sourires », p. 143) ; et l’interprétation, par laquelle la décision de justice fournit des informations sur la modalisation énonciative réalisée par l’élément iconique et s’efforce d’en déchiffrer la signification, compte tenu des difficultés liées aux divergences d’interprétation entre les instances d’émission et de réception. Bien que les juges exploitent ces pictogrammes comme des indices susceptibles d’orienter leur parcours décisionnel, d’après C. Desoutter le processus de rédaction et de publication des décisions de justice n’est pas encore adapté à ce qui s’écrit dans les environnements connectés. En effet, « la croissance exponentielle » (p. 140) des émoticônes dans les décisions judiciaires, que des recherches récentes menées dans le domaine de la jurisprudence nord-américaine ne font que confirmer (Goldman 2018 et Bich-Carrière 2019), devrait amener à repenser la façon d’analyser les discours numériques natifs dont la composante technique est loin d’être accessoire.
Aurora Fragonara (« Le médecin locuteur en ligne : l’empathie à l’épreuve de l’objectivité scientifique », pp. 163-181) explore, pour sa part, les rapports entre émotion et raison dans le discours médical. Elle s’intéresse plus précisément à la modalité de prise en compte du point de vue de l’autre, en l’occurrence le patient, dans les discours produits par des médecins sur un forum de consultations en ligne. Le corpus, qui se fonde sur l’archive d’une rubrique du site d’Information médicale « Docteurclic », se compose d’un ensemble d’échanges de type questions-réponses, produits en juin 2019, entre des patients et des médecins spécialistes. Après avoir décrit les spécificités situationnelles de ce genre d’interaction médiée par ordinateur, l’auteure souligne l’ambivalence de la posture du scripteur expert, qui d’une part doit fournir un diagnostic objectif, scientifique et précis, mais qui est confronté d’autre part à la subjectivité, aux attentes et aux émotions du patient. Ainsi l’auteure mobilise-t-elle le concept d’empathie afin de mieux appréhender la dynamique complexe des rapports entre soignant et soigné. Loin de relever de l’émotivité pure, l’empathie présuppose en effet un mouvement réflexif qui consiste à « se mettre à la place d’autrui » (p. 166) et « à adopter sa vision des faits ou d’une réalité donnée » (Ibidem). L’énonciation empathique reposerait plus précisément sur une phase de « décentrement », caractérisée par l’intégration du point de vue de l’autre, suivie d’un « recentrement sur soi, qui réinstalle une distance entre les individus concernés et permet d’éviter le glissement de l’empathie vers la contagion émotionnelle » (Ibidem). A. Fragonara s’interroge donc sur la présence de marques d’empathie dans les réponses postées par les médecins et présente les résultats d’une analyse qualitative réalisée à travers l’application des outils théorico-méthodologiques de la linguistique énonciative et textuelle. Elle parvient à identifier trois différents types d’expression empathique : le degré 0, caractérisé par la construction d’un ethos professionnel exempt de toute trace empathique, et les degré 1 et 2 qui intègrent le point de vue du patient, même si de manière différente. En effet, dans le premier cas (degré 1), l’expression de l’empathie se vérifie à des endroits spécifiques du message par l’insertion d’« îlots textuels empathiques » (p. 175), dans le second (degré 2), elle se manifeste par un entrelacement des points de vue, qui introduit dans le discours scientifique des indices de projection imaginative du vécu du patient ou de reconstruction de ses états émotionnels. Comme l’observe l’auteure, cette inclusion du point de vue du patient ne rentre pas en conflit avec l’ethos professionnel du médecin, mais permet au contraire « de mieux asseoir son autorité auprès de ses locuteurs au de-là de l’écran » (p. 179).
Dans sa contribution, Camelia Cusnir (« Les « influenceurs » : construction d’une légitimité en ligne à travers le discours. Le cas des élections européennes 2019 en Roumanie », pp. 205-219) étudie les stratégies discursives mobilisées par des leaders d’opinion roumains dans les réseaux sociaux afin de favoriser la participation citoyenne aux élections européennes de 2019. Le corpus d’analyse se compose notamment des messages publiés sur Facebook ou Twitter par des « macro-influenceurs » (p. 205) politiques bénéficiant d’une grande popularité en Roumanie : un chanteur/acteur, un philosophe et quatre journalistes de la radio et de la télévision. S’inspirant du modèle proposé par Van Leeuwen (2007), l’auteure identifie trois types de stratégies de légitimation susceptibles de renforcer la crédibilité de ces influenceurs et de déterminer la réussite de l’effet performatif recherché, à savoir la mobilisation de la citoyenneté. Elle observe notamment que la construction de la légitimation se réalise le plus fréquemment par « mythopoïèse » (p. 212), c’est-à-dire à travers des narrations allégoriques susceptibles de convaincre les communautés virtuelles à adopter un certain comportement. Qu’elles se fondent sur la création de personnages imaginaires ou bien sur la production de mini-récits rapportant les difficultés rencontrées par les Roumains de la diaspora au moment du vote, ces narrations se proposent de dénoncer la mauvaise organisation des élections par le gouvernement et de solliciter chez les citoyens l’exercice du pouvoir de sanction. La construction de la légitimation repose par ailleurs sur le recours à l’autorité du modèle, par exemple lorsque le leader d’opinion exalte sa participation au vote au moyen de déclarations et photos, mais semble s’appuyer également sur des procédés de rationalisation qui utilisent des arguments pragmatiques. Dans tous les cas, ces stratégies semblent avoir contribué sensiblement à la mobilisation au vote en Roumanie, pays où le nombre de votants a connu « l’une des plus fortes augmentations de toute l’Union européenne par rapport aux élections précédentes de 2014 » (p. 217).
[Elisa RAVAZZOLO]