Angeliki Monnier, Annabelle Seoane, Nicolas Hubé et Pierre Leroux (dirs), Discours de haine dans les réseaux socionumériques, « Mots », N° 125, mars 2021.
L’objectif de ce numéro de la revue « Mots » est de décrire le fonctionnement du discours de haine dans la communication numérique. Le dossier aborde néanmoins des questions problématiques plus générales concernant l’analyse du discours de haine, une frontière nette entre univers discursif numérique et extra-numérique étant impossible à tracer (ainsi que l’expliquent les responsables du numéro dans leur Introduction, p. 9-14). Ces questions tiennent, avant tout, à la difficulté de parvenir à une définition univoque de l’objet d’étude, car une détermination précise de ses contours n’existe pas, et ce à partir du domaine juridique. Elles tiennent, ensuite, à la nature hétérogène des observables et des méthodologies d’analyse, qui relèvent tant du plan linguistique et argumentatif (performativité, stéréotypie, ethos, topoï, etc.) que du plan plus proprement sociologique et politique (diversité des cibles, des positionnements face au pouvoir, limites et sauvegarde de la liberté d’expression, etc.).
Le premier article (Fabienne H. Baider – Lorella Sini, Le complotisme « transnational » et le discours de haine : le cas de Chypre et de l’Italie, p. 15-34) compare un corpus de commentaires en ligne en chypriote grec avec un corpus de tweets publiés sur le compte du leader italien Matteo Salvini, en vue de dégager quelques-unes des représentations mentales « transnationales » sur lesquelles s’appuient les discours populistes de la droite européenne, en mesure d’engendrer des discours de haine. Une première partie de l’article est consacrée au repérage des lignes générales du « discours complotiste » et, notamment, des thèses du « Nouvel Ordre Global » et de la théorie du « Grand remplacement », qui revêtent le rôle de topoï discursifs. Le lien qui s’établit entre ces matrices représentationnelles et le discours de haine s’avère évident dans la deuxième partie de l’article, qui envisage une série d’actualisations langagières (métaphores, enthymèmes, etc.) comme des issues de configurations topiques particulières (i.e. immigration–invasion pour Chypre ; immigration–substitution pour l’Italie). Ces schèmes discursifs, propagés et renforcés sur les réseaux sociaux, grâce à leur effet de « chambres-écho », entérinent des propos haineux, susceptibles de prendre plusieurs formes (insinuations, affirmations discriminatoires, brouillages mémoriels, appel à une « logique du ressentiment ») et de parvenir jusqu’à l’incitation à la violence physique.
Un autre type de discours de haine est analysé dans la deuxième contribution, centrée sur l’homophobie (Samuel Vernet – Simo K. Määttä, Modalités syntaxiques et argumentatives du discours homophobe en ligne : chroniques de la haine ordinaire, p. 35-51). Le problème de la définition de l’objet d’analyse donne lieu, dans cette étude, à des réflexions sur la performativité et sur l’évolution post-austinienne de cette notion. Se concentrant sur le « potentiel performatif » des actes langagiers (conséquences idéologiques et représentationnelles), les auteurs analysent une discussion en ligne liée à l’émission « Homophobie : stop à la vague de haine ! », diffusée sur France 2 et, plus tard, sur Facebook, en 2019, où elle a suscité de multiples réactions. Dans cet ensemble, les auteurs focalisent une séquence introduite par un internaute qui revendique ouvertement son homophobie, ce qui donne lieu à un fil de discussion montrant des aspects inhabituels du discours de haine. Si les manifestations de la « haine directe » (insultes et menaces) sont limitées à cause de la censure imposée à la plateforme, une panoplie de stratégies de « violence détournée » est empruntée par un discours homophobe qui tente de se faire passer pour une opinion morale et politique « dicible ». Ce discours essaie, en effet, de construire un « cadre de véridicité » (énoncés constatifs, formulations attributives) lié à l’argument d’autorité d’origine religieuse (le prétendu « état de nature » que compromettraient les homosexuels), ainsi qu’un « ethos de respectabilité », fondé sur l’appel à la tolérance et au droit de déclarer son sentiment (d’écœurement, de dégoût, etc.). Par une opération de renversement du stigmate, la haine homophobe offre donc une représentation victimaire d’elle-même, tout en avalisant une représentation essentialisée et déshumanisée de la minorité-cible et contribuant ainsi à insinuer et à propager la haine sous une forme dissimulée.
Des effets issus de la haine directe, dépendant des spécificités du réseau socio-numérique, sont analysés par Keyvan Ghorbanzadeh (Bêtes et méchants ? Pour une analyse positionnelle du discours de la Ligue du LOL, p. 53-71). Reprenant l’affaire de cyber-harcèlement qui s’est vérifiée sur le compte Twitter de la Ligue du LOL en 2009 et qui a été dénoncée et rendue publique en 2019, cet article s’interroge sur la question de l’intentionnalité de la haine et sur la porosité des frontières entre discours en ligne/hors ligne. En effet, se basant sur les aveux des accusés de 2019 et sur le témoignage de leurs victimes, l’auteur explique que Twitter était perçu, à ses débuts (années 2008-2009), comme un lieu de « joyeuse ambiance libertaire », une sorte de « cour de récré », où régnait un climat d’impunité dans lequel était de mise un langage « subversif et irrévérencieux ». Ce langage a donc pu aboutir à des propos haineux parfois virulents à l’encontre de minorités racisées (suivant des variables de genre, de classe ou d’ethnie). Ces propos avaient principalement la finalité de battre la concurrence avec le journalisme traditionnel et de construire une visibilité sur le web. D’après l’auteur, Twitter ne serait finalement pas un espace violent en lui-même : dans l’affaire du LOL, il a en revanche reflété des rapports de pouvoir préexistants et extérieurs au réseau.
Le monde du journalisme et le langage des tweets font également l’objet de la contribution de Arnaud Mercier – Laura Amigo (Tweets injurieux et haineux contre les journalistes et les « merdias », p.73-91) qui met au centre de l’étude trois types d’injures formées par jeu de mots : merdias, journalope et presstituée. L’analyse lexicométrique d’environ 3000 tweets contenant ces trois insultes ordurières, lancées contre les médias et contre leur complicité présumée avec le pouvoir, permet aux auteurs d’atteindre plusieurs objectifs scientifiques, tels que la description des enjeux sémantico-argumentatifs d’un procédé comme celui du mot-valise et, plus largement, l’observation de la rhétorique du ressentiment. S’interrogeant sur la continuité entre les griefs traditionnels faits aux médias (résumés par Claire Blandin) et les critiques exprimées dans ces tweets injurieux, les auteurs penchent pour une interprétation restrictive. En effet, plusieurs indicateurs convergents révèlent que ces tweets participent de la rhétorique de l’extrême droite (construction d’un « ethos de patriosphère », recours à des thématiques xénophobes, appel à une mission de « réinformation). Il ne s’agirait donc pas, selon les auteurs, d’une version plus violente des mêmes critiques à l’information qui se font hors ligne, mais plutôt de l’expression politisée et haineuse d’une défiance généralisée à l’égard des élites et du personnel politique dont les médias ne se feraient pas suffisamment les porte-parole.
La question délicate de la relation existant entre discours de haine et liberté d’expression constitue l’objet de la dernière contribution du dossier (Simon Ridley, Les discours de haine et l’université : des flame wars à l’alt-right, p. 93-108). Se penchant sur la situation particulière des États-Unis, où la liberté d’expression représente un droit fondamental du pays (premier amendement de la Constitution), l’analyse de Ridley reconnaît l’université américaine comme l’un des lieux d’élaboration d’une interprétation absolutiste de ce principe : le système universitaire représente donc à la fois un centre de production et une cible du discours de haine (notamment raciale). L’auteur décrit ainsi, à compter des années 80 jusqu’à la diffusion des réseaux sociaux (notamment Usenet, accessible depuis Internet dès les années 90), l’évolution du phénomène et les tentatives de contrecarrer les effets de la liberté de tout dire (constitution d’un groupe de juristes formant la CRT : théorie critique de la race ; diffusion d’expressions politically correct, etc.), pour analyser, ensuite, un certain nombre de pratiques (comme le doxing, par exemple) qui sont caractéristiques des forums anonymes de l’alt-right (groupes de suprématistes blancs d’extrême droite, s’adonnant à de véritables flame wars dans les réseaux socio-numériques). L’article s’appuie sur une observation ethnographique menée par l’auteur auprès de l’Université de Californie (Berkeley) en 2014 (commémoration du cinquantenaire du Free Speech Mouvement) et en 2017 (élection de Donald Trump et montée en puissance de l’alt-right).
En plus de cet intéressant dossier, ce numéro de Mots publie le texte d’un entretien conduit par Valérie Bonnet avec Emmanuelle Danblon, responsable scientifique du GRAL (Groupe de Recherche en Rhétorique et en Argumentation Linguistique – Université Libre de Bruxelles) sur l’idée d’une « réactualisation de la rhétorique ». Se référant à la tradition aristotélicienne et à la « nouvelle rhétorique » de Perelman et Olbrechts-Tyteca, Emmanuelle Danblon illustre le projet du GRAL de développer une « toute nouvelle rhétorique ». Sur le versant pratique, ce projet vise une formation à la citoyenneté qui récupère la dimension artisanale de la technè rhetoriké (des « exercices » de rhétorique, à l’instar de ceux qui étaient pratiqués par les sophistes, sont proposés dans des écoles de différents degrés, pour affiner l’esprit critique, la capacité d’argumenter, de développer de l’empathie, de reconnaître le point de vue des autres – notamment par la pratique des dissoi logoi et de l’éloge paradoxal). Sur le versant théorique, le projet cible une « réactualisation » de la rhétorique pour l’adapter aux besoins du présent. Contre le relativisme et le « tout performatif », qui se montrent finalement impuissants à contrer certaines attitudes contemporaines, rejetées comme irrationnelles (post-vérité, complotisme, etc.), Emmanuelle Danblon défend sa conception d’une rationalité « naturelle » reconnaissant les émotions, les intuitions, le besoin de sens et de représentations consolatoires en tant que parties prenantes de notre rationalité. C’est par le biais de cette option « naturaliste » qu’elle reconnaît l’important rôle social du discours épidictique (à ce propos, voir aussi son volume : L’homme rhétorique, de 2013) et qu’elle peut réinterroger, à nouveaux frais, d’anciennes notions, telles que la vraisemblance (vs la vérité), la figure idéale du phronimos et le concept perelmanien d’ auditoire universel.
[Paola Paissa]