Emmanuelle Prak-Derrington, Magie de la répétition, Lyon, ENS Edition, 2021
Emmanuelle Prak-Derrington, linguiste germaniste, nous livre un essai original sur le phénomène linguistique de la répétition en poussant ses réflexions dans un au-delà du langage, difficilement systématisables mais qui ouvrent des perspectives heuristiques fort suggestives.
La répétition n’est pas seulement un phénomène que l’on peut traiter linguistiquement, mais qui appartient de fait à une dimension transversale, ontologique. Il est des répétitions verbales comme des répétitions non verbales. Si elle est en principe à proscrire dans le fil du texte puisque considérée comme une redondance, la répétition nous permet cependant de passer du fini à l’infini puisqu’elle nous aide à penser le temps, et peut être synonyme de dynamisme ou de mort, de remémoration ou de ressassement.
Dès le prologue l’autrice insiste sur la distinction suivante qui fera l’objet respectivement des deux parties qui composent l’essai: la répétition figurale (1ère partie) qui est au cœur d’un processus créatif car elle représente une forme (comme dans une mosaïque, une musique ou dans les arts sériels) et la répétition non figurale (2nde partie) qui est « transparente ».
L’ouvrage se compose de huit chapitres chapeautés par deux parties, la première portant sur la répétition figurale et la seconde analysant la répétition dans ses valeurs performatives.
Première partie : La répétition figurale
Chap.1 La répétition verbale
La répétition verbale et ses multiples désignations telles que ‘réduplication’, ‘gémination’, ‘copie’, ‘réitération’, ‘écholalie’ etc… témoignent à la fois de la complexité du concept et du flou par lequel on essaie de le circonscrire. Il s’agit en fait d’un continuum « qui s’étend du même à l’autre » (p.61), en ayant bien présent à l’esprit, comme l’a démontré Authier-Revuz dans Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire (1995) que la répétition à l’identique dans le discours n’existe pas. Les critères d’analyse sont également très nuancés qui vont de la nature des répétitions, de leur taille à l’origine énonciative.
La répétition s’observe en langue par exemple dans la réduplication, dans de nombreuses expressions figées telles que « corps à corps », « bouche à bouche » etc., dans l’intensification (« très, très vite ») ou le langage enfantin (« dodo »). Dans le discours, la répétition peut être intentionnelle ou figurale (entendue comme répétition saillante). Loin d’être superflue, l’itération de phénomènes reconductibles à la cohésion/cohérence s’identifie au niveau discursif et textuel. La reformulation (ou répétition au plan sémantique) valide ainsi le principe d’isotopie où ce qui est pertinent, c’est la mise au jour de la construction cognitive du sens (caché) d’un texte, par un processus de déduction « qui en définitive permet d’interpréter l’énoncé » (p.58).
Chap.2 La signifiance de la répétition
Le concept de « signifiance » s’oppose, selon E. Prak-Derrington, au concept de signification. S’il existe la répétition-substitution dans le cas de l’anaphore syntaxique, la répétition non substituable relève, quant à elle, de la signifiance « définie de manière restrictive comme mode de signifier produit par des signifiants figuraux » (p.86). Ainsi dans « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pascal), les deux termes « raison » ne sont pas interchangeables et c’est ce qui constitue la signifiance de l’énoncé.
E. Prak-Derrington se propose de rétablir l’importance du signifiant, qui ne semble être que la « face ancillaire du signifié » (p.70) pour Saussure, alors que, contradictoirement, les recherches sur les anagrammes du père de la linguistique, à partir de la répétition de certains sons dans le vers saturnien, démontrent la fondamentale importance de la substance phonique. Or, la répétition à l’identique a le pouvoir de remotiver le signe en mettant en évidence le signifiant qui coïncide avec lui-même, tout comme dans la glose méta-linguistique qui opacifie le lien désignatif en surinvestissant le signifiant, en lui donnant une chair, en l’incarnant.
Le discours poétique est le discours qui se prête le mieux à une réflexion sur la répétition, car il met en jeu des mots-choses, c’est-à-dire qu’il exploite la dimension iconique du signe (rapport d’analogie entre son et sens comme dans la synesthésie), ce que la psychanalyse a aussi interrogée (par ex. importance du signifiant dans les lapsus et autres mots d’esprit) et ce que Meschonnic appelle la « signifiance », indissociable de l’organisation rythmique du texte. La signifiance n’est donc pas codifiée et joue un rôle essentiel dans la communication non-verbale (prosodie, rythme, gestualité…), comme dans les formes textuelles ludiques (ex. les virelangues, la poésie oulipienne, les sketchs humoristiques), dans les discours politiques (petites phrases, éléments de langage) ou les discours religieux (rituels). En poésie, c’est son pouvoir purement évocateur, sa « vérité iconique » (Benveniste) qui induit son interprétation (p.100) et qui met au défi la « linguistique de la dénotation ». De même, selon les théories cognitivistes, voire gestaltistes (dont se réclame l’autrice), l’interprétation de la métaphore dépend de schèmes perceptifs acquis en dehors du langage.
Chap.3 La psychologie de la Gestalt
Il faut ici poser la question de la saillance linguistique. L’intentionnalité est peu opérationnelle pour le repérage de la saillance. Il faut mettre l’accent sur la réception du destinataire, et sur les modalités d’organisation des répétitions en un tout perceptif. Le terme « figure » peut être entendu comme synonyme de trope ou bien, c’est le cas ici, comme forme. Cette forme ou Gestalt, « ensemble articulé et stratifié » (p.114), initialement développée à partir de la perception visuelle peut s’appliquer aux phénomènes auditifs (voir Denham et Winkler 2015). La Gestalt se base sur une loi principale qui est le contraste fond/figure dite de saillance générale et sur des lois accessoires comme la loi de proximité, de similarité, de symétrie, de clôture, dont l’effet constitue une reconfiguration auditive du flux verbal.
Les familles de répétition, qui sont fondées sur un agencement sériel, sont diverses et variées : les répétitions phoniques ou phonétiques (allitérations, assonances etc.), les répétitions syntaxiques (anaphore, épiphore etc.), les répétitions lexicales (antanaclase, syllepse).
La signifiance est à appréhender de manière globale, dans l’organisation interactive des répétitions entre elles au niveau textuel (dite répétition réticulaire), souvent hiérarchiquement subordonnées comme le démontrent l’analyse du fameux « Moi, Président » du candidat François Hollande (p.131) et celle du discours de De Gaulle de 1944 (« Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré !… »). Cette répétition figurale « est le mode de textualisation privilégié de la mémorialisation » (p.135), terme entendu comme spécifiquement fonctionnel au discours proféré lors de commémoration.
Chap. 4 La cohésion rythmique
Cette cohésion rythmique s’inscrit dans le discours. Elle fait advenir une épiphanie du sens, par mimologisme. Il faut tout d’abord reprendre les deux concepts centraux du CLG de Saussure qui postule le caractère heuristique de l’axe syntagmatique (unités in praesentia) et de l’axe paradigmatique (unités in absentia). L’autrice développe ici une réflexion sur les textes présentés sous forme de listes, qui peuvent être mis en ordre ou arbitraires, qui n’ont « ni commencement ni fin » (p.144). L’expression de paradigmes associatifs est également fréquente dans la langue parlée (Claire-Blanche Benveniste parle d’« entassements d’éléments paradigmatiques » p. 144). Le syntagme paradigme peut se déployer autour d’une base-pivot, répété en série au début de chaque syntagme, ou bien de manière symétrique comme dans le cas de la structure en croix du chiasme (AB devient BA). Comme le disait Jakobson (Essais de linguistique générale, 1963), en poésie l’équivalence des sons « implique inévitablement l’équivalence sémantique ». Ainsi, l’isochronie crée un paradigme sémantique, une isotopie (p. 164).
Dans la prose, le rythme – dans le sens de répétition figurale constituant une cohésion rythmique – est beaucoup plus délicat à conceptualiser. Benveniste a clairement démontré que le rythme est une construction culturelle, élaboré par une longue pratique du chant et de la danse, ce que E. Prak-Derrington semble remettre en question lorsqu’elle postule la primauté d’une expression pré-verbale déjà marquée par les rythmes naturels et innés du battement du cœur, de l’alternance respiratoire. Raison pour laquelle les études de Meschonnic sur le rythme ont séduit l’autrice. Pour le poète-traducteur en effet, le signifié semble évacué au profit du seul signifiant dans la construction du sens, même si l’autrice déclare s’intéresser en particulier au rythme de la signifiance sérielle (p.155).
Pour définir la cohésion rythmique, la périodicité ou la cadence est un critère essentiel. Un élément répété trois fois implique que l’on puisse anticiper la répétition. Cette anticipation peut porter sur des unités linguistiques plus ou moins étendues, du simple mot au paragraphe, selon des schémas que E. Prak-Derrington passe en revue : anaphore (« l’anaphore est à la prose, ce que la rime est au poème »), épanode, épiphore, chiasme, etc… Dans le discours politique, la répétition sert le genre épidictique dans une « mise en rythme du logos » (p.163). L’analyse du discours de Hitler de 1948 devant les ruines du Reichstag met en évidence le pouvoir persuasif du texte au moyen des répétitions ou « re-désignations systématiques », de l’usage privilégié du polyptote (qui consiste à faire moduler les catégories syntaxiques d’un même vocable), ainsi que la cohésion rythmique, qui en fait un discours « mémorialisé » :
« Derrière le rythme et la cadence qui se donnent comme des évidences, les glissements de sens sont ténus, imperceptibles … irréfutables – comme sont irréfutables, par rapport aux contenus posés, les contenus présupposés. » (p.172)
Deuxième partie – La répétition performative
Il s’agit dans cette deuxième partie d’analyser les fonctions pragmatiques de répétition à travers l’étude de la réduplication, de la litanie et de l’incantation qui ont la spécificité d’engager une dimension corporelle, kinésique, posturale ou vocale dans le message. L’autrice déplore que le concept d’iconicité soit peu répandu en linguistique et se propose de traiter la répétition au prisme d’une « pragmatique incarnée » (p.192).
Tout d’abord, remarquons qu’au niveau de la langue l’itération est inscrite dans les propriétés aspectuelles de certains verbes directement (clignoter, tapoter etc.) ou indirectement puisque le sémantisme de nombreux verbes sous-tend une activité répétée (ex. « marcher »). Dans des situations ordinaires la répétition surgit lorsqu’il s’agit d’encourager (« on va gagner ! On va gagner !) », et devient donc performative.
Chap. 5 La litanie à travers les genres de discours
À notre connaissance, il n’existe pas d’étude linguistique sur le genre textuel de la litanie. C’est pourquoi ce chapitre éveille notre curiosité, en particulier lorsqu’on prend en considération des textes non-religieux, à propos desquels le qualificatif de « litanie » revêt une connotation négative. Or la distinction entre litanie religieuse et litanie profane est graduelle, nous dit E. Prak-Derrington. Ainsi, si dans les discours politiques, la répétition suspend le déroulé informationnel pour « piétiner » (ce qui infirme les principes d’informativité et de pertinence chers à Grice), il faut admettre que la performance incantatoire par la répétition du leader politique a un véritable effet de magie puisque celle-ci a le pouvoir de l’instituer en tant que leader en construisant son ethos : pensons par exemple à l’anaphore de F.Hollande lors du débat du second tour des présidentielles en 2012 : « Moi, Président… ». Plus les répétitions sont nombreuses plus on se rapproche du chant et de l’incantation.
La répétition est faite pour être montrée et non pas pour être assertée, et fait donc partie à ce titre d’une scénographie de l’amplification, y compris de l’amplification des instances énonciatives qui convoque surdestinataire et sur-locuteur (p.213-219). C’est ce que l’on observe dans toute une série de rituels adoptés par la communauté dans des moments exceptionnels de solennité, comme les remerciements ou des adieux. Les formes litaniques et la force pragmatique de nombreux discours sont analysées dans ce chapitre comme le J’accuse de Zola et son pouvoir d’assertivité décuplé grâce à la répétition litanique, ou encore la valeur promissive du discours de Bush après le 11-septembre ou du discours de Hollande après les attentats du Bataclan.
Chap. 6 Performance et performativité
La performance est une mise en corps du discours (p.246), mise en écho des instances énonciatives, de la parole monologale vers une énonciation chorale. La performativité met en jeu une interaction plurisémiotique, qui est hybridation des formes d’écriture et d’oralité. Les litanies le démontrent qui sont conçues pour être chantées, psalmodiées et non pas pour être lues, ce qui signerait leur mise à mort. À cet égard les études de Iván Fónagy sur la voix et le style vocal qui constituent un message secondaire préverbal, permettent de réaffirmer le concept d’iconicité entre sens et vocalité. On peut donc considérer que l’acte locutoire est aussi dans ce cas un acte illocutoire (p.257).
La litanie religieuse suppose un collectif déjà établi comme tel qui reprend en chœur des formules connues et anticipées. Certains fragments répétés deviennent des petites phrases aphorisées destinées à devenir patrimoine linguistique d’une communauté tel le « I have a dream » du pasteur Martin Luther King qui scande cette phrase par un geste du bras et un mouvement de la tête. La répétition de la bouche d’un énonciateur qui fait autorité comme celle de locuteurs ordinaires (par ex. #JesuisCharlie) instaure une aphorisation originelle, selon l’expression de Maingueneau (p.269).
Chap.7 La réduplication
Le baby talk, forme de réduplication interactive, né de l’empathie de l’adulte envers l’enfant (dont l’importance pour l’imitation est confortée par la découverte de neurones miroirs), est constitué de formes réduplicatives (pipi, nounou, doudou…) que l’on retrouve dans les onomatopées, dont l’expressivité se rapproche de l’impression sensorielle, autre nom donné à l’émotion. Il en est de même en discours où la réduplication introduit une forme d’implicite, en y adjoignant une connotation intensifiante, atténuative. Cet implicite est à mettre au jour également dans la réduplication de certains marqueurs discursifs qui échappent à l’interprétation référentielle (« tiens, tiens… ! »). De même, la dimension méta-énonciative ainsi que la prise en charge énonciative (« -‘Il est sage’ ; -‘Il est sage, faut le dire vite’ ») qui peut déboucher sur un effet ironique est à interroger. Encore une fois, E. Prak-Derrington met l’accent sur le non-verbal (intonation et geste) qui constitue un paramètre essentiel et premier dans l’interprétation de la réduplication. La réduplication montre ce qui ne peut être dit.
Chap. 8 L’Incantation
Cette forme particulière de réduplication peut intéresser les sociologues ou les théologiens. À partir de trois fragments répétés (triplication), l’énoncé se rapproche du chant. En essayant d’appliquer ses réflexions au lien intrinsèque entre magie et chant, chant et répétition, répétition et rite (p.303), cette partie de l’étude outrepasse la stricte épistémologie de la linguistique. Dans les rites religieux il y a conversion d’un objet ou d’un être qui acquiert une valeur sacrée – tout au moins pour le croyant – et la répétition participe de cette conversion ou sacralisation. Certains rites formulaires ou formules incantatoires ont des origines mystérieuses et malgré le fait qu’elles soient sémantiquement opaques, elles tirent leur performativité magique de la répétition (ex. pour guérir l’orgelet « Rica, rica, sero » p. 313). L’incantation se rapproche de la magie par ses formules répétées contraignantes qui ont un pouvoir quasi hypnotique et qui impliquent un engagement à la fois du corps et de l’esprit. La répétition de mots ou de sons qui sont dénués de signification n’empêche pas leur pouvoir « performatif ». Que l’on pense, par exemple aux pratiques de méditation (récitation de mantras, ou la méthode Coué).
Nous conclurons ce compte-rendu par cette citation qui nous paraît éclairante pour résumer un essai très fouillé et illustré par de nombreux exemple dans plusieurs langues : « La répétition transforme la réalité du geste en vérité du dire » (p. 347)
[Lorella SINI]