Rosa Cetro, La démarche terminologique d’André Félibien. La systématisation du lexique artistique en français, Torino, L’Harmattan Italia.
La recherche de Rosa Cetro, qui s’inscrit dans le projet Lessico dei Beni Culturali de l’Université de Florence visant à la création d’un dictionnaire électronique multilingue du lexique artistique, comble sans aucun doute une lacune dans le domaine des études terminologiques et terminographiques. Cetro s’intéresse en effet à un auteur quelque peu sous-estimé dont l’importance est cependant fondamentale pour l’histoire du patrimoine culturel français et européen : André Félibien des Avaux (1619-1695). Historiographe des Bâtiments du roi Louis XIV, membre de l’Académie des Inscriptions et belles lettres, conseiller honoraire de l’Académie de Peinture et de Sculpture, et secrétaire de l’Académie royale d’Architecture, Félibien est l’auteur d’un important travail de systématisation de la terminologie artistique en langue française. Il a également joué un rôle de premier plan dans la machine propagandiste mise en place par le Roi Soleil via son ministre Colbert.
Le volume est préfacé par John Humbley qui nous offre un regard pointu sur le travail de Rosa Cetro.
L’œuvre d’André Félibien prise en examen est le traité Des Principes de l’Architecture, de la Sculpture et de la Peinture et des autres Arts qui en dépendent avec un Dictionnaire des Termes propres à chacun de ces Arts (1676). Il s’agit d’un traité en trois livres (dédiés chacun aux trois arts principaux cités dans le titre) suivi d’un dictionnaire, dont le but est de fournir une description de la terminologie artistique en français afin d’« initier les amateurs d’art au bon usage des termes, favoriser la communication entre commanditaires et ouvriers, fournir un témoignage historique inépuisable du Grand Siècle » (Cetro, 2022 : 186). L’importance des Principes réside dans le fait qu’ils représentent la toute première tentative de systématisation de la terminologie artistique française, avant même la publication de ce que Pruvost (2003 : 463) appelle la « trilogie fondatrice » de la lexicographie française, à savoir les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1690) et de l’Académie (1694).
L’analyse des Principes se concentre dans la Partie III du volume de Rosa Cetro, les Parties I et II ayant pour but de contextualiser la recherche, aidant le lecteur à bien comprendre le rôle que les Principes ont joué dans l’histoire de la terminologie. La Partie I (pages 21-74) est consacrée à la description des principales théories de la terminologie, dans une optique de confrontation entre l’approche wüstérienne et les approches qui ont suivi la Théorie Générale de la Terminologie. Parmi ces approches, l’autrice choisit la Terminologie Textuelle comme cadre théorique de référence pour son travail de recherche. La Partie II (pages 75-125) contient une mise en contexte du Grand Siècle et une présentation de la vie et des œuvres de Félibien. La première section esquisse d’une manière très efficace le contexte socio-historique, linguistique et culturel dans lequel Félibien a œuvré, avec une attention toute particulière aux Académies royales et à leur fonction de propagande. Dans la deuxième section de la Partie II, Rosa Cetro dessine un portrait exhaustif de la figure de Félibien, soulignant l’influence que son séjour romain de 1647, ainsi que l’amitié avec de nombreux artistes (dont Nicolas Poussin), eurent sur sa formation, et mettant en évidence tous les éléments qui se sont reflétés dans sa production composite : « la multiplicité des intérêts de Félibien, son hésitation entre les arts et les lettres, son travail d’historiographe ainsi que sa formation religieuse » (Cetro, 2022 : 93). Cetro consacre ensuite 32 pages à la description de la production littéraire de Félibien, s’attardant davantage sur les textes ayant trait aux beaux-arts et qui ont tous pour mission de célébrer le règne de Louis XIV et la modernité qu’il incarne. Cette description permet de bien encadrer le traité Des Principes, à l’analyse duquel est consacrée la Partie III du volume.
Cette troisième partie (pages 129-187) représente le vrai centre d’intérêt du volume. L’analyse de Rosa Cetro vise à montrer l’extrême actualité de la démarche terminologique félibienne, dans la mesure où Félibien considérait le terme comme une entité éminemment discursive, dont la description ne pouvait pas se passer d’une mise en contexte du terme, ainsi que de la prise en compte de la dimension variationnelle (diatopique et diastratique). Tout est là pour le prouver. L’association d’un traité à un dictionnaire (qui aurait été rédigé en premier) trahit en effet la volonté de fournir le contexte le plus approprié pour l’apparition des termes, comme le souligne Félibien lui-même dans sa Préface. La vocation pédagogique de son œuvre, à savoir le fait que celle-ci devait servir à faciliter la communication entre les commanditaires d’œuvres d’art, d’un côté, et les artisans et les ouvriers, de l’autre côté, oriente nécessairement la démarche terminologique de Félibien vers une approche communicative et socio-discursive. La prise en compte des technolectes ordinaires, en plus des technolectes savants, découle d’une véritable enquête sociolinguistique menée par Féliben auprès des artisans ; celle-ci l’a rendu sensible à la dimension variationnelle de la terminologie artistique si bien représentée dans son dictionnaire. Un autre indice de l’actualité de la démarche félibienne, lié à la prise en compte de la dimension variationnelle, est fourni par sa visée non seulement normative mais aussi descriptive, qui témoigne d’un souci de représentation de l’usage réel des langues de spécialité. Aussi, lorsque Félibien insère des remarques normatives dans les articles de son dictionnaire, la fonction de ces remarques est encore une fois d’ordre communicatif car elles servent à montrer que « à l’instar des autres unités lexicales, les termes de l’art obéissent à des contraintes syntaxiques et sémantiques qu’il faut respecter pour bien communiquer » (Cetro, p. 190).
Rosa Cetro développe bien tous ces aspects dans les différentes sections de la Partie III, où elle décrit de manière détaillée les trois livres du traité ainsi que le dictionnaire. L’analyse a pu tirer profit de l’exploitation des méthodes de la linguistique de corpus outillée, le texte des Principes ayant été numérisé et analysé par le biais de Sketch Engine.
De nombreux autres aspects, qu’il serait difficile de prendre tous en examen dans l’espace limité de ce compte-rendu, pourraient être soulignés de cette recherche véritablement transdisciplinaire de Rosa Cetro. Nous en mentionnerons deux, qui nous paraissent dignes d’intérêt : le premier est l’attention toute particulière que l’autrice réserve aux métaphores et aux métonymies terminologiques présentes chez Félibien ; le deuxième est la référence aux indices néologiques et nécrologiques contenus dans le Dictionnaire. Ces éléments nous montrent encore une fois la capacité de Félibien de considérer les langues de spécialité comme des organismes vivants, toujours au service de la communication, et continuellement en train de se rénover.
Pour conclure, la démarche de Félibien s’inscrirait dans une approche davantage textuelle et socio-discursive qui l’élèverait au rang de précurseur de la terminologie moderne. C’est l’opinion de Rosa Cetro, mais c’est aussi la nôtre.
[Adriana ORLANDI]