Argumentation et Analyse du Discours, Varia, n° 30, 2023
Le numéro 30 de la revue « Argumentation et Analyse du Discours » se compose de huit contributions aux sujets variés.
Olivia LEWI (La construction d’une posture auctoriale entre ethos singulier et modèle collectif d’écriture : l’exemple de témoignages « ordinaires » de rescapés de la Shoah, pp. 3-17) explore le rapport entre style, ethos et auctorialité à travers l’analyse du discours. Le corpus qui fait l’objet de l’étude est constitué de quatre témoignages « ordinaires » de Zylbering, Lerner, Studievic, Eisenbach, survivants et rescapés de la Shoah. Ces témoignages ont été déposés au Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC) du Mémorial de la Shoah, à Paris. L’auteure se penche sur les questions liées à l’ethos individuel et l’ethos collectif dans les « livres du souvenir » qui rendent compte de la disparition d’une communauté. En outre, le rapport entre mémoire et oubli présent dans culture yiddish influence la création collective « folklorique » de cette communauté disparue. Ces textes de témoignages rédigés par les survivants de la Shoah et rassemblés à l’intérieur d’un même ouvrage visent à « reconstruire cette communauté à partir de laquelle peut émerger une auctorialité » (p. 9).
Dans sa contribution, Silvia ADLER (Analogies à visée argumentative dans les romans graphiques traitant de la Shoah, pp. 18-34) examine une sélection de rôles ou de fonctionnements argumentatifs relatifs aux analogies dans « l’art séquentiel ». En particulier, elle propose une réflexion sur les divergences entre deux typologies d’analogie : monomodale et multimodale. L’étude proposée se focalise sur l’utilisation des analogies à visée argumentative dans les romans graphiques qui traitent de la Shoah, tels que : Maus, L’enfant cachée, Carton jaune !, Où est Anne Frank ?. L’auteure s’interroge sur les rôles des analogies, des métaphores et des comparaisons picturales construits dans le roman graphique. À ce propos, un exemple tiré de L’enfant cachée concerne l’étoile jaune que la petite Dounia doit porter et qui, d’après elle, est une étoile dorée comme celle du Shérif. Toutefois, il y a une différence sur le plan du signifié : l’étoile jaune et à six branches imposée aux Juifs est un dispositif de discrimination, tandis que l’étoile du Shérif symbolise l’autorité, le grade supérieur et honorifique.
Gauthier Alexandre HERRERA (Récit de vie et nécrologie : le cas de Stéphane Hessel comme figure emblématique, pp. 35-49) se consacre à l’étude des récits nécrologiques, lors du décès de Stéphane Hessel, parus dans la presse écrite française : Libération, Le Monde et Le Figaro. Hessel est non seulement une figure emblématique du « héros résistant » liée à la question du conflit israélo-palestinien, à la mobilisation des Indignés et à l’affaire des Sans-papiers, mais il est aussi une « figure tutélaire » qui affirme une fonction d’exemplarité, dont la mort constitue en soi « son événement » dans la sphère publique, alors que sa médiatisation est portée « par l’intention d’en faire et d’y réaffirmer un point de repère pour l’ensemble du groupe social » (p. 42). En particulier, dans la configuration médiatique de Hessel, Libération privilégie les discours de presse des journalistes (100 %), tandis que les Le Monde et Le Figaro font aussi appel à des « voix extérieures » qui peuvent assurer une « objectivité », à savoir les figures d’intellectuels et de politiciens.
Pour sa part, Marie REETZ (L’« argument de la nature » dans le discours fasciste du 20e siècle en Allemagne, en Italie et en France, pp. 50-66) propose l’analyse des qualifications, des stratégies rhétoriques, des métaphores biologiques et organicistes, les considérant dans les dictionnaires et dans des extraits des discours prononcés par Hitler, Mussolini et Pétain. Un point commun des propagandes des trois régimes fascistes est représenté par l’argument « appel à la nature » ancré à la polyvalence du concept de nature et à la polysémie du terme nature en français, italien et allemand. Dans le discours nazi, la métaphore organiciste et biologiste est caractérisé par le lexique de la maladie ou des parasites qui est utilisé pour nommer les Juifs et les Roms. Dans le ruralisme propagandiste utilisé par Mussolini et Pétain, la culture urbaine et l’homme moderne deviennent les ennemis de la santé. Enfin, un autre idéal partagé et poursuivi par ces trois fascismes est celui de l’homme nouveau, qualification qui vient de l’italien uomo nuovo.
Idé HAMANI (L’argumentation radiophonique au service de la promotion des femmes au Niger, pp. 67-83) s’intéresse aux émissions dites « de sensibilisation » dans les médias radiophoniques en Afrique, en particulier au Niger. Ces émissions traitent les questions liées à l’émancipation sociale et professionnelle des femmes et, en même temps, elles ont pour vocation de sensibiliser les hommes afin de modifier leurs comportements. L’émission qui fait l’objet de l’étude est intitulée « Femme et développement » et elle est diffusée par la station publique nationale la « Voix du Sahel ». L’auteure propose une analyse de la visée et du fonctionnement argumentatif de cette émission hebdomadaire, à propos des enjeux d’émancipation vécus par les femmes nigériennes. Les extraits analysés par l’auteure portent sur l’activité de Madame Mariama Gambo, une femme politique et militante associative, et sur sa force argumentative qui construit l’éthos de la femme d’action.
Lucie DONCKIER de DONCEEL et Benjamin SEVESTRE-GIRAUD (Nouvelle rhétorique et formation du citoyen : perspectives sur l’enseignement du discours à partir d’une université d’été, pp. 84-101) proposent des réflexions sur le modèle d’éducation rhétorique à partir de l’expérience d’une université d’été intitulée « Citoyenneté européenne et argumentation rhétorique : le cas du changement climatique » qui a eu lieu à l’Université libre de Bruxelles en 2021. Pour produire un discours public, les participants de l’université d’été ont développé leur travail à travers les cinq tâches de l’orateur, telles que : trouver des arguments (inventio), les organiser (dispositio), les mettre en mots (elocutio), mémoriser le discours (memoria) et, enfin, le prononcer (actio). Les résultats de cette recherche soulignent l’importance d’acquérir non seulement des compétences actives en matière d’argumentation et d’analyse du discours, mais aussi des connaissances scientifiques qui concernent le changement climatique pendant la formation à la citoyenneté.
Sébastien CHONAVEY (L’ethos de l’enfant et ses conséquences sur la notion d’auditoire universel : les discours écologistes à l’ONU de Severn Cullis-Suzuki (1992) et de Greta Thunberg (2019), pp. 102-116) aborde la question du genre rhétorique et de la preuve par l’ethos, proposant une analyse rhétorique des discours de Severn Cullis-Suzuki (1992) et de Greta Thunberg (2019) prononcés devant les Nations Unies qui symbolisent l’auditoire universel, selon la conception de Chaïm Perelman. Le discours prononcé par Severn Cullis-Suzuki appartient au genre délibératif. Elle propose l’action écologique à son auditoire et elle demande aux adultes d’entendre la voix des enfants et de la nature. De son côté, le discours de Greta Thunberg est caractérisé par une rupture de la convention délibérative, puisqu’elle interpelle les adultes coupables, en les mettant « sous surveillance ». Elle devient une accusatrice indignée contre les adultes responsables de la situation : « Vous n’êtes pas assez matures pour dire la vérité. Vous nous laissez tomber. Mais les jeunes commencent à voir votre trahison. Les yeux de toutes les générations futures sont tournés vers vous » (p. 115).
La contribution de Stefano VICARI (Discours d’influenceurs, discours d’autorité ? Le cas de deux médecins influenceurs sur Twitter, pp. 117-146) est consacrée à une étude de cas afin de démontrer les stratégies techno-discursives utilisées dans la création d’un discours d’autorité par deux jeunes médecins influenceurs actifs sur Twitter. L’auteur analyse un corpus de tweets publiés depuis le début de la pandémie du Covid-19 par : un nano-influenceur de santé (Le DrMus) et une micro-influenceuse de santé (Marine Lorphelin) qui prodiguent des conseils et informent leur public sur les tendances pandémiques et les mesures à adopter. Dans les tweets, l’ethos d’expert-témoin se construit en mettant au service des patients leur profession de médecin. L’auteur démontre que les dispositifs numériques comme Twitter peuvent favoriser « l’essor de relations de confiance à partir de manifestations d’une forme d’autorité » (p. 118), se situant entre les paramètres technologiques des dispositifs et les pratiques discursives.
Ce numéro de la revue « Argumentation et Analyse du Discours » est caractérisé aussi par une section qui est dédiée aux « Refléxions critiques ».
La première contribution de cette section est rédigée par Dominique MAINGUENEAU (Discussion critique sur l’ethos (en réponse à Ruth Amossy), pp. 148-154). À partir de la lecture critique faite par Ruth Amossy, intitulée La notion d’ethos : faire dialoguer l’analyse du discours selon D. Maingueneau et la théorie de l’argumentation dans le discours, de son livre L’ethos en analyse du discours, l’auteur reprend les définitions et les réflexions sur l’ethos qu’il a fournies, à savoir l’ethos discursif et prédiscursif, l’ethos « intrinsèque », le « retravail de l’ethos » et le potentiel d’action de l’ethos collectif comme construction identitaire. Enfin, l’auteur présente les limites floues du concept d’ethos, qu’il distingue comme potentiel, comme notion et comme concept.
Dans sa contribution, Roselyne KOREN (Défense et illustration de l’argumentation des valeurs : réflexions à partir des travaux de Jean-Claude Guerrini, pp. 155-171) focalise sa réflexion critique sur deux volumes de Jean-Claude Guerrini : Les valeurs dans l’argumentation. L’héritage de Chaïm Perelman (2019) et Conflits de valeurs et corrida. Une étude argumentative de la controverse (2022). Ces ouvrages sont caractérisés par une exploration systématique qui est diachronique, synchronique et pluridisciplinaire. L’auteure remarque le rôle de l’ancrage de l’argumentation des valeurs dans le langage et la désignation de « mots-valeurs » selon Guerrini. Après la prise de conscience des six lacunes de la Nouvelle Rhétorique, Guerrini contribue au balisage de l’argumentation des valeurs dans le langage et le discours.
[Gloria ZANELLA]