Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse (dir.), Discours de haine et de radicalisation. Les notions clés, Lyon, ENS Éditions, 2023, p. 560.
Rédigée et publiée sous la direction de Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse, Discours de haine et de radicalisation. Les notions clés est un ouvrage sous forme de glossaire (de « Altérité » à « Violence verbale », en passant par « Homophobie », « Idéologie », « Manipulation ») proposant une définition des termes liés aux idéologies et aux fondements à la base des discours de haine. Ce « dictionnaire de la haine » publié en 2023 relève « des réflexions menées dans le cadre du projet européen Practicies » (p. 7) et s’appuie sur la contribution des experts dans les domaines de compétence pertinents, dont les contenus, présentés sous forme de fiches, sont indiqués dans l’Index. Approximativement, chaque fiche donne d’abord une définition du terme analysé à la manière d’une entrée de dictionnaire, suivie d’une analyse discursive appliquée à un exemple qui illustre le concept et, enfin, d’une synthèse de ce qui a été relaté dans les deux paragraphes précédents. La tonalité et le sujet des analyses dépendent beaucoup du chercheur qui la mène, mais les fiches ont toutes le mérite d’être facilement accessibles à un public académique, même débutant. Les analyses convoquent tous les principes de l’analyse du discours à la française et ceux de la rhétorique argumentative. Par ailleurs, l’ouvrage offre aussi un aperçu sur les contributeur.ices et un index des notions présentées, ce qui guide le lecteur dans la consultation. Nous ne présenterons ici que quelques exemples pour chaque section de cet imposant volume, dans le but de fournir une idée plus claire de sa teneur.
Dans la première partie, « Concepts linguistiques », nous retrouvons une contribution de Samuel Vernet, qui définit la notion de « doxa » (p. 31). À partir des définitions classiques, notamment celle de J.-Y. Trépos, de R. Barthes et d’autres (pp. 31-32) il en construit une plus hétérogène : « un sens commun, des opinions communes, des croyances partagées dans un champ bien précis » (p. 33). Ensuite, S. Vernet nous rapporte une séquence tirée d’une émission repérable sur YouTube pour montrer deux extrêmes qui s’affrontent, le radicalisme et l’orthodoxie : les positions radicales définissent par contrecoup les postures de la bienséance. L’un des commentateurs affirme pouvoir comprendre la violence des gilets jaunes et les autres l’accusent d’inhumanité et de bestialité (p. 35) ; l’auteur rapporte ce discours pour démontrer que la violence verbale peut être induite à partir du « bien penser ».
Le concept de « stéréotype » est également présenté dans la première section de cet ouvrage, par le biais d’une fiche rédigée par Lorella Sini (p. 105). L. Sini dresse d’abord une définition du mot (à partir de celle de Ruth Amossy), issu du domaine de l’imprimerie mais qui a désormais acquis un sens métaphorique et, depuis le début du XXe siècle, une connotation négative (p. 105). Ensuite, elle nous donne un aperçu du stéréotype dans plusieurs contextes : dans la langue, en discours et, en particulier, dans les discours de la droite radicale. Ce dernier paragraphe s’appuie sur l’exemple des épisodes racistes qui ont eu comme cible Christiane Taubira, première ministre noire de France, victime du stéréotype qui lie les noirs aux sauvages, et de l’animalisation qui en dérive.
À suivre, l’entrée « haine (discours de) » ouvre la deuxième partie du livre (« Notions connexes ») : illustrée par Béatrice Turpin, c’est une « fiche-pivot » autour de laquelle se compose tout le volume. Après avoir clarifié la définition de « haine » et de « discours de haine », B. Turpin nous explique que la Justice a commencé à accorder une importance notable à cette problématique après la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste. En effet, on retrouve la définition de « discours de haine » dans une recommandation du Conseil de l’Europe datée d’octobre 1997 (p. 157). L’autrice continue son analyse en enquêtant sur la rhétorique des discours de haine, et en nous fournissant l’exemple d’une vidéo où elle montre, à travers un « discours d’alerte »d’enlèvement d’enfants (pp. 159-160) comment ce discours véhicule des stéréotypes sur les Roms et réitère, en les renforçant, les sentiments de haine envers cette population.
Dans la troisième partie du livre (« Stratégies discursives ») Béatrice Fracchiolla nous donne une première définition de « politiquement correct » : « une expression relativement récente à mettre épistémologiquement en rapport avec l’idée de discrimination positive » décrivant « un processus qui remplace une dénomination considérée comme discriminatoire ou brutale par une dénomination qui serait plus diplomatique et précautionneuse » (p. 283). Elle s’appuie sur l’étymologie du mot, et elle explique l’historique de la notion, issue de l’anglais political correctness. Ensuite, elle donne l’exemple de la bienséance qui coupe les ailes à l’effet d’humour, se basant sur un discours de l’humoriste Blanche Gardin ; selon l’autrice, l’humour est un « lieu possible de libération éthique de la parole » (p. 287), ce qui a souvent pour effet de légitimer la propagation de la haine. Or, dans ce cas, l’humour est admis, car le contexte, la situation et la posture de l’énonciatrice – une humoriste – ne sont pas ambigus. Dans la même section, B. Fracchiolla, N. Lorenzi Bailly, Cl. Moïse et C. Romain illustrent la notion de « violence verbale », en construisant une définition à partir des deux mots qui constituent cette expression. La fiche, très articulée, décrit les mille visages de la violence verbale, conditionnée par plusieurs facteurs dont la prosodie de la parole à l’oral – hauteur de la voix, rythme, débit – et la situation communicative. La notion de violence verbale avait déjà été introduite dans l’œuvre de ces mêmes autrices, N. Lorenzi Bailly et Cl. Moïse, La haine en discours. Ici, les chercheuses soulignent que la violence verbale s’impose également à l’égard des discours politiques ou des argumentations d’actualité, dont l’écologie. En effet, le corpus analysé concerne les discours de haine adressés contre Greta Thumberg, la jeune activiste célèbre pour ses batailles sur l’écologie. Attaquée pour sa personnalité, son apparence physique et son mode de vie, elle est définie comme un « cyborg » (pp. 304-305), voire comme « une jeune fille au corps neutre et à la parole belliqueuse » (p. 306). La violence verbale genrée et deshumanisante qu’on retrouve ici est à la fois fulgurante, polémique et détournée.
La quatrième section du volume (« Types de discours de haine ») compte quatorze fiches ; le lecteur y retrouvera des thèmes plus ou moins actuels, dont « antisémitisme », une forme de racisme qui a pris beaucoup d’ampleur dans la France contemporaine. La fiche commence avec l’entrée « antisémitisme », mais les autrices, Claudine Moïse et Laura Ascone, soulignent que même si le mot existe depuis le XIXe siècle, les manifestations physiques et rhétoriques du phénomène sont antérieures. Le corpus se concentre dans ce cas sur le conflit Hamas-Israël de 2021, contextualisé par les autrices qui en analysent les stratégies discursives : le stéréotype, l’analogie, le « discours de vérité » et les jeux de mots, intégrés à l’emploi des emoji. L’objectif est de démontrer que l’antisémitisme peut prendre des formes très diverses et que les discours antisémites réactivent souvent des stéréotypes ancestraux (p. 319) par le biais des procédés déjà cités. La notion de « complot » qui renvoie indéniablement à « antisémitisme », fait suite à cette dernière ; par ailleurs, les deux notions sont reliées entre elles, les discours antisémites se nourrissant notoirement de théories conspirationnistes. Le complot est défini comme « un projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes » et comme une « conjuration » (TLFi, p. 321). Associé à la paranoïa, le complot est un fait social et politique répandu depuis l’antiquité, comme le suggère l’exemple de l’assassinat de Jules César fourni par l’autrice de la fiche, Fabienne Baider (p. 323). Elle reprend également la rhétorique du complot définie par Loïc Nicolas comme une « rhétorique de la facilité » (L. Nicolas, L’évidence du complot : un défi à l’argumentation, 2014, p. 2), fondée sur le soupçon, l’anonymat et la rapidité de diffusion en ligne. L’autrice nous parle enfin du lien entre les discours extrémistes et les théories du complot, en mobilisant la Théorie du Nouvel Ordre Mondial, étroitement lié aux théories antisémites – allusion au « lobby juif » et à « Rothschild » –, et la Théorie du Grand Remplacement. La première insinue qu’il y aurait des acteurs mystérieux et une « puissance occulte » manœuvrant pour imposer un nouvel ordre du monde, la deuxième que les conflits au Moyen Orient ont été consciemment planifiés. Après une analyse attentive du corpus, l’autrice constate la présence de questions rhétoriques fondées sur le pathos plutôt que sur le logos, soulignant le rôle fondamental que jouent les argumentations complotistes dans l’incitation à la haine (p. 328).
La section numéro cinq (« Contextes discursifs ») illustre, au moyen de quatre fiches, des contextes discursifs dont le plus connu est celui d’Internet et des réseaux sociaux, un espace virtuel où les discours de haine circulent sans frein. Après avoir expliqué ce que sont les réseaux sociaux à l’aide des contributions des spécialistes de ce champ de recherche, l’autrice de ce fichier, Angeliki Monnier, souligne la dimension affective du web 2.0, « amplifiée par la portée du numérique, épaissie par l’anonymat, et érigée en ressource principale pour nourrir le web participatif et assurer son fonctionnement » (p. 460). En d’autres mots, l’expression de ses émotions sur les réseaux sociaux est souvent à l’origine de discours de haine, notamment insultes, menaces, injures, etc. (p. 461). Le corpus analysé dans cette fiche traite du racisme en ligne, principalement des discours contre les migrants ; l’autrice souligne la présence d’une dimension scalaire du discours haineux (p. 462), et distingue entre messages offensants et agressifs, en concluant que la prolifération des discours haineux sur Internet constitue un problème public qui n’a pas encore été résolu, car ceux-ci sont difficiles à détecter et donc à éradiquer (p. 464).
Dans la dernière partie du volume nous entrons en contact avec la notion de « discours alternatifs », des contre-discours qui s’opposent « aux thèses développées dans un discours source » (p. 477). Cela a évidemment un lien avec la notion de prévention et celle de témoignage, deux stratégies qui visent à limiter, voire à contrer les discours de haine. La question posée dans cette fiche par N. Lorenzi Bailly et Cl. Moïse mérite d’être rapportée : est-ce qu’un contre-discours peut devenir hégémonique ? La réponse, donnée au fil de l’analyse, est négative : comme le démontrent les documents analysés, les discours alternatifs sont souvent des témoignages qui dégagent des réflexions et non des oppositions conflictuelles. Les contre-discours, quant à eux, sont toujours énoncés par un groupe social minoritaire, et ne peuvent donc pas devenir hégémoniques.
Pour conclure, ce volume est un outil fondamental pour quiconque souhaite aborder les discours de haine dans une perspective critique et analytique. L’exhaustivité des entrées, systématiquement accompagnées d’une analyse de corpus, donne une vue d’ensemble de la dynamique et du fonctionnement actuels du discours de haine et de la violence verbale, en particulier sur les réseaux sociaux.
[Rachele SCHIERA]