GAUDIN F. (éds.), Charles de Foucauld. Lexicographe et missionnaire

di | 21 Ottobre 2023

GAUDIN F. (éds.), Charles de Foucauld. Lexicographe et missionnaire, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2022, pp. 174.

Cet ouvrage réunit les recherches issues du colloque « Charles de Foucauld pluriel. Une vie, une œuvre, une postérité », tenu en 2016 pour le centenaire de sa disparition et permet de découvrir l’apport de cet auteur à la connaissance de la langue et de la culture touarègues. Dans son Introduction (pp. 7-30), Jacqueline LALOUETTE brosse le parcours éclectique et singulier de la vie d’un homme unique, à travers ses contacts avec l’Algérie et sa passion pour les Touaregs, à travers « les mémoires » française et algérienne, l’onomastique urbaine qui le célèbre, son intérêt pour la jeunesse (les troupes scoutes, les établissements scolaires, les publications pour les enfants catholiques…), jusqu’aux débats autour de sa canonisation. Le présent recueil est consacré particulièrement aux études de la langue et de la culture touarègues de Foucauld, qui commencent en recopiant l’Essai de grammaire de la langue tamachek’ de Hanoteau, continuent avec la prise de leçons qui lui permettent enfin de maitriser la langue et de traduire les Évangiles, et culminent dans la publication de quelques livres et d’un dictionnaire monumental, le Dictionnaire touareg-français. Dialecte de l’Ahaggar – bien différent des typiques lexiques inversés composés par les missionnaires chrétiens.

Dominique CASAJUS (Un linguiste improvisé, une œuvre inachevée, pp. 31-65) reconstruit le cheminement qui a conduit Foucauld « figure majeure des études berbères » (p. 32), en passant par la traduction des saintes Ecritures, à la composition de son Dictionnaire touareg-français et au recueil des Poésies touarègues (qu’il souhaite soustraire à l’oubli), entre 1904 (lorsqu’il quitta l’ermitage de Béni-Abbès pour le pays touareg) jusqu’à son assassinat en 1916. Foucauld avait déjà commencé à étudier l’arabe et, pour se préparer à un voyage au Maroc, il s’était approché de la langue berbère en étudiant l’Essai de grammaire de la langue tamachek’ et la Grammaire kabyle de Hanoteau. Le recopiage in extenso, puis en résumé, de l’Essai de grammaire ouvre la voie à ses réflexions sur le traitement des « racines » des mots, qui fondera son Dictionnaire. Pour mener à bien son double travail, lexicographique et littéraire, Foucauld se fixe un programme et des délais qu’il ne parvient pas à respecter, mais qui montrent les soucis non pas d’un missionnaire réligieux, mais d’un homme de sciences, rigoureux et culturellement ambitieux. Il envisage aussi la rédaction d’une grammaire touarègue, à propos de laquelle il élabore une série de réflexions d’abord sur le système nominal et pronominal, puis sur le verbe et sa conjugaison, plus exactes que celles de Hanoteau. Ce travail le conduit également à l’étude du système des dérivations verbales en touareg (qui servira de base pour les études futures d’autres grammairiens), et accompagne l’entreprise du Dictionnaire, lequel, tout en restant inachevé à cause de son assassinat, était déjà considéré par son auteur « comme très complet » (p. 33).

Dans La lexicographie de Charles de Foucauld : entre tradition et innovation (pp. 67-88), Foudil CHERIGUEN met l’accent sur les innovations apportées par Foucauld dans son dictionnaire ainsi que sur quelques procédures d’amélioration encore envisageables. Selon l’auteur, le Dictionnaire touareg-français est un exemple de précision quant à l’analyse lexicale, syntaxique et sémantique, malgré le fait que la langue source n’avait aucune tradition lexicographique antérieure, ni de stabilité graphique, ce qui a provoqué quelques carences sur les plans orthographique, morpho-lexical et dictionnairique. Cheriguen passe donc en revue les principaux problèmes rencontrés par Foucauld et les solutions tentées. Il s’occupe des rapports entre sons, phonèmes et graphèmes, compliqués par les tifinagh (alphabets touarègues) ; de l’ordre des entrées, qui sont classées par ordre alphabétique des racines, afin de regrouper les dérivés sous une même base (ce qui ne va pas sans créer des difficultés) ; des abréviations qui prêtent parfois à confusion puisque certains sigles correspondent à plusieurs mots ; de la nomenclature, qui présente des insuffisances du point de vue des lexiques spécialisés (dont Foucault était bien conscient) ; des définitions tantôt minimales et dépourvues de détails, tantôt maximales et très développées, composées à la fois de sèmes à valeur encyclopédique et linguistique, tellement riches qu’elles rapprochent le Dictionnaire à la fois d’un manuel de grammaire et d’un dictionnaire culturel.

La contribution de Mahfoud MAHTOUT (Le Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld : outil d’une langue et d’une culture, pp. 89-103) se concentre sur la vision du Dictionnaire touareg-français comme instrument incontournable de connaissance non seulement de la langue mais aussi de la culture berbère. Avant Foucauld, des missionnaires jésuites, pères blancs, ermites et officiers de Kabylie s’étaient attachés à la réalisation des premiers bilingues français-arabe et français-tamazight, destinés à leur communication avec les indigènes de différentes régions. C’est de ces ouvrages que Foucauld se sert pour ses recherches linguistiques, qui se font plus amples et rigoureuses grâce à la rencontre avec Adolphe Classanti-Motylinski. Malgré sa mort prématurée, ce dernier lui transmet ses méthodes de travail et l’incite à poursuivre son entreprise, qui le conduit à produire des instruments linguistiques et lexicographiques très fins, contribuant à la grammatisation et scripturalisation de la langue touarègue. Dans ce cadre, et à l’aide de l’article consacré à l’entrée Ф[1] + OUTAB, MAHTOUT présente les caractéristiques de la macrostructure du Dictionnaire et réfléchit notamment sur la nomenclature et sur les difficultés dues aux procédés de lemmatisation. Puis il en décrit la microstructure, organisée selon 3 types récurrents d’article, assortis d’informations grammaticales, métalinguistiques et de correspondants de traduction.

Dans Éditer le Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld aujourd’hui : quelques réflexions sur les difficultés et les modalités (pp. 105-123), Christine JACQUET-PFAU illustre les problèmes que l’édition de cette somme lexicographique comporte et s’occupe du passage d’un texte manuscrit préparé et figé par l’auteur intermédiaire André Basset (premier éditeur de la version intégrale du Dictionnaire touareg-français) du manuscrit de Foucauld. La modernité de l’analyse, de la description syntaxique et sémantique du Dictionnaire se heurtent à plusieurs difficultés : l’usage de nombreuses abréviations – certaines constituées par un symbole – nécessitant une normalisation de la part de l’éditeur ; la coexistence de différentes écritures (tifinagh – à garder ? – et transcription en caractères latins) ; la présence d’illustrations en noir et blanc, dessinées par Foucauld comme complément à la description lexicographique et encyclopédique et qu’il est difficile de déplacer ; l’emploi, aujourd’hui proscrit, des soulignements et des doubles soulignements, qui doivent donc être transformés en d’autres marquages ; les erreurs typographiques et les évolutions orthographiques – à corriger ou à garder ? Tous les choix qui se présentent à l’éditeur se situent, en effet, entre le respect du manuscrit et une adaptation aux normes de l’édition contemporaine, qui permettrait d’en améliorer la lisibilité pour un lectorat auquel il n’était pas destiné.

François GAUDIN définit Foucauld comme Un lexicographe singulier (pp. 125-133) ayant produit un ouvrage également singulier sur plusieurs plans. Son Dictionnaire touareg-français intéresse l’histoire du livre et celle des dictionnaires, mais les chercheurs sont démunis face à son caractère atypique : des questions sur ses visées et sur ses préalables restent sans réponse, tout comme l’auteur prend soin (en vain, d’ailleurs) de rester dans l’ombre. Le Dictionnaire intéresse aussi l’histoire des rapports culturels entre Algériens et Français, entre catholiques et musulmans, entre colonisés et colonisateurs : Foucauld travaille cette œuvre comme un chercheur passionné, installé à l’étranger et considéré comme un païen, mais accueilli, sans besoin de s’assimiler. Lorsque l’Europe est en guerre, lui, il persévère dans ses travaux d’érudition pour servir la langue dans une entreprise – que GAUDIN définit « glottopolitique » – de grammatisation et de modélisation du kabyle et, par-là, de description d’une culture et de traditions mal connues. L’auteur conclut en reconnaissant que cet ouvrage jette un pont de réconciliation entre les deux rives de la Méditerranée, de construction d’un rapport que Foucauld a pu observer, noter et décrire dans ses écrits.

Maria Letizia CRAVETTO explique, dans Les manuscrits du Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld (pp. 135-140), qu’après ses études sur la cruauté de la Shoah, elle s’est tournée vers les mystiques et a découvert, en lisant Charles Foucauld et la fraternité de Denis et Robert Barrat, l’existence de « plus de dix mille pages de manuscrits » (p. 135) qu’elle a pu consulter à Rome où des copies avaient été recueillies pour le procès de canonisation de leur auteur. CREVETTO constitue ainsi un catalogue, qui compte 493 autographes de Foucauld, et commence un travail de classement pour contrôler le respect avec lequel on l’avait édité : le résultat montre des coupes, des modifications, des amalgames, etc., et par conséquent la nécessité de se pencher sur les manuscrits. L’auteure se consacre en particulier aux brouillons des écrits linguistiques, notamment ceux du Dictionnaire touareg-français, et découvre que la dispersion des papiers ne permet pas de « savoir à quel stade de correction correspond l’édition photostatique de René Basset » (p. 138). Il est cependant possible de tirer la conclusion que le travail copieux et acharné de Foucauld est dû à « l’amour d’autrui : ne pas pouvoir renoncer à aller plus loin pour accéder à ce type de communication qui dépasse la dissemblance et la distance » (p. 139) et essayer de « renverser tout ce qui fonde le mal » (p. 140).

Comme l’expliquent Rachid ADJAOUT et Soufiane LANSEUR (Charles de Foucauld et le mythe de l’évangélisation des Touaregs, pp. 141-155), l’intérêt éprouvé pour le pays touareg conduit Foucauld à « profiter » de sa profession de moine pour demander l’autorisation à s’y installer à des fins d’évangélisation et à devenir ensuite un spécialiste de la culture touarègue. Pendant que l’administration française essayait de préparer des instituteurs autochtones afin de diffuser ses principes, ces derniers se sont mis à travailler le kabyle, et Foucauld lui-même a commencé à s’imprégner de cette culture millénaire. Ainsi, ADJAOUT et LANSEUR s’attachent à mettre en lumière, d’une part, le mythe kabyle – ressuscitation d’un passé où l’Afrique du Nord était sous domination des forces romanes et, par conséquent, catholiques – qui a su fasciner Foucauld et lui permettre ensuite de connaitre ce peuple en profondeur ; et de l’autre part, le mythe foucauldien, en brossant l’image d’un homme éclectique et érudit qui, partant d’une vie de religieux voué à la cause de l’évangélisation des populations, a fini pour suivre sa vocation pour les études linguistiques et se convertir en linguiste berbérisant, donnant « naissance à pas moins de cinq ouvrages princeps sur la langue touarègue » (p. 155).

La contribution d’Abdelhak ZERRAD (L’altérité à travers le miroir de Charles de Foucauld, pp. 157-169) se penche sur la relation de voyage de Foucauld – Reconnaissance au Maroc – afin de vérifier le degré de subjectivité qu’il montre à l’égard de « cette altérité radicale que fut le Marocain pour les voyageurs français » (p. 158). Il en résulte un récit stéréotypé qui réduit le Marocain à la négativité, décrit par préjugés, de manière caricaturale et dépréciative, en essayant de créer des différences entre les Berbères et les Arabes. Foucauld semble donc rester enfermé dans la perception collective européocentriste, qui considère l’Orient au prisme de l’imagination et de l’approximation. Selon ZERRAD, Foucauld ne reconnait pas la profondeur historique et culturelle de l’identité marocaine, car le référentiel occidental en déforme la vision dans une perspective européocentrique et colonialiste, qui tend vers l’infériorisation et la domination de l’autre. Cependant, l’auteur constate que l’exploration de Foucauld a mis en lumière le territoire marocain et a permis par la suite d’éclairer l’image de ce Pays, grâce aux données géographiques, ethnographiques, historiques, politiques, etc. rapportées de son investigation.

[Chiara PREITE]


[1] Pour le symbole de la racine touarègue (un rond coupé au milieu par une barre verticale), en l’absence du caractère correspondant, j’en utilise un qui semble proche.