Michèle Monte, La Parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020)

di | 6 Luglio 2024

Michèle Monte, La Parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020), Paris, Classiques Garnier (Coll. «Investigations stylistiques»), 2022, 692 p.

L’ouvrage de Michèle Monte, La Parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020), offre une contribution capitale aux études sur la dimension énonciative de la poésie, pour l’étendue du cadre théorique, pour la portée de ses applications et pour l’originalité de la réflexion. Témoignant d’un travail de vaste envergure, qui s’est approfondi au fil des années, il révèle jusqu’à quel point une perspective spécifiquement linguistique peut contribuer à dégager les traits caractérisant les textes poétiques des XXe et XXIe siècles. Leur interprétation, vu la complexité du rapport qu’ils entretiennent avec les voies qu’a tracées la tradition, sollicite en effet la mise en œuvre d’instruments aptes à éclairer une parole qui, dans certains cas, échappe à toute catégorisation et propose une manière autre de représenter le monde.

La préface de Marc Dominicy (9-15) est suivie d’une introduction (17-27) où l’auteure définit les fondements de l’approche herméneutique qui guide sa recherche, les objectifs que celle-ci poursuit et le corpus qui est l’objet de son analyse. En envisageant le poème comme l’actualisation d’un message qui, plus ou moins explicitement et selon des modalités spécifiques, s’adresse au lecteur afin de solliciter son interprétation, Monte se propose de montrer «que l’approche énonciative peut être élargie à d’autres sortes de poèmes qui ne sauraient être qualifiés de lyriques – même s’ils peuvent parfois s’apprécier de façon dialectique par rapport à la tradition lyrique» (21). C’est ainsi qu’elle aboutit à la mise au point d’une somme théorique, méthodologique et analytique permettant non seulement d’éclairer des aspects de la poésie contemporaine jusqu’ici peu explorés, mais aussi de transférer le type d’analyse élu à d’autres textes et à d’autres domaines.

Composé de dix chapitres, l’ouvrage présente une première partie (chapitres I, II, III) où l’auteure définit les critères adoptés, en illustrant les développements théoriques et méthodologiques qui ont nourri son travail et en se situant par rapport à des études qui relèvent de sphères différentes. Une seconde partie, essentiellement applicative, mais qui est constamment étayée par des repères épistémologiques adéquatement élucidés, propose une analyse systématique des marques langagières de l’énonciation poétique ainsi que des scénographies qui en découlent (chapitres IV, V, VI, VII, VIII, IX, X).

Dans le premier chapitre, Quelques jalons théoriques pour penser la spécificité du texte poétique (29-68), Monte trace un panorama des études qui sous-tendent son approche, en se penchant principalement sur les apports du fonctionnalisme de Roman Jakobson, de la théorie sémantico-cognitive qu’a développée Marc Dominicy, de la linguistique textuelle – avec une attention  particulière aux travaux de Jean-Michel Adam et de François Rastier  – et de l’analyse du discours, par rapport à laquelle elle reprend surtout les notions d’éthos et de scène d’énonciation mises au point par Dominique Maingueneau. Le deuxième chapitre, Les trois composantes du poème (69-124), est centré sur la description d’un modèle tridimensionnel qui repose sur les jalons théoriques précédemment illustrés. Comme l’observe l’auteure, ce modèle «vise à permettre de comparer des textes entre eux sous l’angle de l’effort interprétatif qui est demandé à leurs lecteurs» (82). En d’autres termes, d’après Monte, pour interpréter un texte le lecteur peut s’appuyer sur trois dimensions: la dimension sémantique, la dimension esthésique – terme emprunté à Paul Valery – et la dimension énonciative. Si la dimension sémantique concerne la «représentation du monde» (85) que véhicule le poème, la dimension esthésique et le dimension énonciative concernent respectivement «le signifiant (phonique et/ou graphique)» (87) – qui est lui aussi producteur de sens – et «l’écart plus ou moins grand manifesté par le texte entre le contrat de communication qui lui donne naissance […] et la situation d’énonciation construite par le discours lui-même» (91). Il s’agit, dans ce dernier cas, de saisir la distance entre les contraintes génériques délimitant l’«espace» où s’inscrit le texte et la forme que prend la scénographie qu’engendre le discours. Ce modèle à trois composantes, qui ne vise pas l’explication du fonctionnement textuel, mais la description du processus de réception, est mis en œuvre dans l’étude de deux textes en vers réguliers, l’un de Victor Hugo, l’autre de Jacques Réda, d’un texte en vers libres de Jean Follain et d’un texte en prose d’Yves Bonnefoy.

Dans le troisième chapitre, L’éthos, de la théorie à la pratique (125-171), l’auteure se sert du concept d’éthos afin de montrer le rôle qu’il joue dans «la relation qui s’établit entre l’énonciateur du poème et le lecteur» (125). Après un bref aperçu théorique et terminologique, où elle reprend la définition tripartite de l’instance auctoriale qu’a proposée Dominique Maingueneau et les notions d’image d’auteur et de posture littéraire qu’ont élaborées respectivement Ruth Amossy et Jérôme Meizoz, ainsi que la distinction entre éthos «prédiscursif» ou «préalable», éthos «montré» et éthos «dit», Monte s’arrête sur la différence entre éthos et style, en précisant que «là où le mot style met l’accent sur le travail de l’écriture, l’éthos […] insiste sur le fait que le texte produit sur le lecteur un effet qui peut le conduire à adhérer à l’univers de discours ou à s’en détourner» (144). Le chapitre se clôt sur «une étude de cas» (148) portant sur «le monde éthique» qui se dégage de Peau d’Antoine Émaz et de Si peu de terre, tout de James Sacré.

Les chapitres qui suivent, consacrés à la structure énonciative des textes, mettent en évidence toute la complexité d’une démarche analytique qui, en dernière instance, aboutit à des résultats féconds et innovateurs. Le quatrième, Énonciateur textuel et locuteurs, des relations à géométrie variable (173-228), regarde «les modalités d’interaction entre l’énonciateur textuel, et les diverses instances énonciatives présentes dans le texte» (173). À partir de la stratification énonciative qu’a mise au point Jacques Dürrenmatt dans Stylistique de la poésie (2005), Monte prend en considération différentes situations, en se concentrant sur des cas de «quasi effacement de l’énonciateur textuel» (183), de «visibilité de l’énonciateur textuel» (193) et d’«effacement énonciatif» (207). Les diverses typologies sont illustrées par des exemples extraits des œuvres de José-Flore Tappy, Tristan Corbière, Eugène Guillevic, Jacques-Henri Michot, Lorand Gaspar, Marcel Migozzi et Jean Grosjean.

Le cinquième et le sixième chapitres examinent «le fonctionnement de certains marqueurs […] afin de cerner la spécificité de l’actualisation en poésie et ses répercussions sur la réception du texte» (229). Dans le cinquième, Les relations de personne en poésie (229-302), l’auteure se penche sur les marques pronominales de personne associées au locuteur et aux allocuteurs. Elle abonde sur les fonctions de l’apostrophe et consacre plusieurs pages à la structure de la scène énonciative dans Vents de Saint-John Perse. L’analyse révèle la tendance des poèmes à prendre une dimension essentiellement dialogale, «qu’il s’agisse d’une interlocution entre des locuteurs mis en scène par l’énonciateur textuel ou de l’interlocution entre celui-ci et le lecteur» (301), l’absence de cette dimension étant en revanche le signe d’une aptitude du texte à se présenter comme un discours. Le sixième chapitre, Le temps du poème (303-384), illustre les configurations temporelles les plus fréquentes dans la poésie des XXe et XXIe siècles. En reprenant la terminologie de Damourette et Pichon, Monte choisit de parler de «tiroirs verbaux» et réserve l’emploi du mot «temps» à la dimension physique et psychologique. Elle s’arrête d’abord sur les fonctions que remplit le présent de l’indicatif, pour se concentrer ensuite sur les traits qui, au niveau temporel, caractérisent les poèmes narratifs. L’analyse porte sur des poèmes d’Henri Michaux, de Max Jacob, de Pierre Reverdy et de Louis Aragon. Après avoir examiné les effets que produit l’alternance entre les différents temps du passé et le présent, elle explore l’emploi du futur chez plusieurs auteurs: Marcel Migozzi, Paul Éluard, Aimé Césaire, James Sacré, Jacques Prévert, Philippe Jaccottet et d’autres encore. Cette première partie est suivie d’une étude des tiroirs verbaux dans des textes élégiaques d’Eugène Guillevic et d’Emmanuel Hocquart.

Dans le septième chapitre, Dialogues et dialogisme dans le poème (385-442), l’analyse utilise la notion de discours autre qu’a développée Jacqueline Authier-Revuz. Monte prend en considération en particulier les marques du dialogisme interlocutif, du dialogisme interdiscursif et du dialogisme intralocutif et propose toute une suite d’exemples extraits des œuvres d’Eugène Guillevic, Robert Desnos, Marcel Migozzi, André Salmon, Guillaume Apollinaire, Valérie Rouzeau. La seconde partie du chapitre est consacrée à une analyse fine et détaillée de la pratique citationnelle dans Égée de Lorand Gaspar: le dialogisme interdiscursif «y relève tantôt de la distance, tantôt de l’adhésion aux discours cités, mais, paradoxalement, il assoit la cohérence de l’œuvre»  (409). Le huitième chapitre, La confrontation des points de vue dans le poème (443-493), est centré sur «les conflits de points de vue dont les poèmes sont le siège, que ces points de vue soient exprimés dans des dialogues ou soient portés par des énoncés sans échange de paroles» (443). En adoptant la perspective théorique mise au point par Alain Rabatel, l’auteure s’arrête d’abord sur le cas des poèmes monologaux, où l’énonciateur textuel dialogue de façon implicite avec le lecteur, pour se tourner ensuite vers des textes caractérisés par la présence de personnages développant des points de vue que l’énonciateur peut accepter ou rejeter. La dimension dialogique est envisagée dans des typologies différentes: le poème de combat, le poème-débat, le poème-question et le poème qui sollicite l’adhésion du lecteur. Le cinquième paragraphe concerne l’oxymore, qui est conçu ici comme un cas particulier de confrontation de points de vue. Le chapitre se clôt sur une section qui conjugue la question de la stratification énonciative et les enjeux liés aux points de vue dans l’examen de textes de Jacques Prévert, d’André Salmon et d’Yves Bonnefoy. En dernière instance, l’analyse permet de saisir des positionnements esthétiques différents et révèle la dimension argumentative de nombreux poèmes.

Dans le neuvième chapitre, Relations intertextuelles et intergénéricité (495-565), Monte aborde la problématique de l’intertextualité, du moins dans ses formes les plus manifestes, pour considérer ensuite le rapport que les textes poétiques peuvent entretenir avec des genres non littéraires. Elle étudie la pratique de la parodie chez Robert Desnos, Paul Éluard et Benjamin Péret et la pratique du collage chez Valérie Rouzeau et Olivier Cadiot; elle s’arrête également sur la fonction des «énoncés dictionnairiques» (513) dans les textes de Francis Ponge et de René Char. Pour analyser le travail générique, l’auteure choisit la «forme ouverte» (520) du sonnet. Certains textes d’Yves Bonnefoy, de Robert Marteau et de Valérie Rouzeau montrent que «sa stabilité formelle (qui admet toutefois de nombreuses variantes) s’accommode d’une très grande variété thématique et pragmatique» (522). La partie conclusive de ce chapitre développe une étude de la topique du locus amoenus dans des textes qui appartiennent au registre épidictique selon la définition de Marc Bonhomme. Le dixième et dernier chapitre, Variations énonciatives et diversité des formes poétiques (567-631), propose l’analyse de deux recueils: L’âme errante et ses attaches de Gaston Puel et Quelque chose noir de Jacques Roubaud. L’étude prend en considération la relation vers-prose et les choix énonciatifs afin d’éclairer les traits constitutifs d’expériences poétiques différentes, mais qui finalement contribuent toutes à construire «l’éthos du poète comme chercheur dans le langage» (631).

Dans la conclusion générale (633-635), Monte retrace les diverses phases de la démarche analytique qu’elle a suivie, en précisant que, si la première partie de son ouvrage concerne la réception du texte poétique et donc les éléments qui suscitent et déterminent l’interprétation de la part d’un lecteur non spécialiste, la seconde partie – consacrée au dispositif énonciatif – suit un schéma plus traditionnel et offre des outils permettant de décrire toute la complexité d’une production qui réclame, de la part de l’exégète et du lecteur, une attention accrue. En effet, la poésie contemporaine, par la «diversité» (635) qui la caractérise, par son hétérogénéité (635), par sa tendance à engendrer un «questionnement» (635), «exige souvent de reconnaître en elle une façon de nous faire représenter le monde qui s’éloigne aussi bien des procédures rationnellement réglées que de celles qui s’appuient sur des routines ancrées dans la langue ordinaire» (22). Elle comporte une remise en question des schémas catégoriels normalement reconnus et partagés et finit par imposer une conception autre de la poéticité. Cet ouvrage imposant, qui parfois requiert plusieurs lectures, se change ainsi en un instrument fondamental pour penser la spécificité du texte poétique à l’heure actuelle, indépendamment de modèles trop souvent sclérosés et de définitions préfabriquées.  

Pour mieux comprendre les enjeux heuristiques et méthodologiques de cet ouvrage, nous nous permettons de signaler un entretien avec l’auteure, qui analyse le Petit traité du racisme en Amérique (Grasset, 2023) de Dany Laferrière: https://www.fabula.org/colloques/document12412.php.

[Annafrancesca NACCARATO]