Christophe REY, Léonard de Vinci, génie des langues, Paris, Honoré Champion, « Champion Essais », 2023, 227 pp.
Cet ouvrage naît du souhait de l’auteur de remédier à l’absence d’études approfondies sur la relation de Léonard de Vinci avec les langues. Le linguiste Cristophe Rey s’efforce ainsi de pallier cette lacune tout en rendant hommage à ce maître. L’ouvrage adopte une perspective linguistique et vise à rassembler les contributions significatives des chercheurs qui l’ont précédé. Cette étude se divise en trois chapitres, chacun visant à dresser le portrait d’un savant éclectique qui s’impose également comme un brillant spécialiste de la description du langage.
Le premier chapitre se concentre sur Léonard de Vinci en tant que locuteur et utilisateur des langues. En s’appuyant sur les travaux de Carlo Vecce, l’auteur reconstitue la bibliothèque léonardienne, principalement composée de textes en langue vulgaire, car son manque de maîtrise du latin l’a conduit à se former sur des traductions des sources latines de référence dans les domaines et disciplines variés qu’il a abordés. L’auteur examine le contexte linguistique du XVe siècle en Italie, mettant en lumière la relation de Léonard avec plusieurs langues : le toscan, et plus spécifiquement le florentin, sa langue maternelle, reconnue à son époque pour son prestige littéraire que Léonard s’efforça de parfaire pour ses propres œuvres, en intégrant des latinismes et des termes techniques, tout en recourant à la néologie dans les divers domaines qu’il explorait ; le latin, qu’il apprend par des listes de mots et de termes bilingues latin/toscan et par des exercices de conjugaison ; d’autres langues italiennes rencontrées lors de son apprentissage à l’atelier de Verrocchio ; le lombard, avec lequel Léonard entre en contact lorsqu’il est appelé à Milan pour y exercer ses talents d’ingénieur militaire et de spécialiste en architecture et en hydraulique; le vénitien, côtoyé pendant son séjour à Venise en tant « expert en art et en fortification militaire » ; les langues de France, notamment celui de la région de Touraine, où il passe la dernière période de son existence ; et enfin, le turc, langue à laquelle il s’était probablement formé de manière sommaire. Une section de ce chapitre explore l’écriture mystérieuse de Léonard, ainsi que ses rébus et jeux linguistiques, un aspect moins étudié de son génie.
Le deuxième chapitre traite des contributions majeures de Léonard de Vinci à la description de la parole humaine, en particulier à travers ses recherches sur la physiologie et l’acoustique de la voix. La perte de son traité, De Vocie, et la dissémination de ses descriptions dans divers manuscrits ont contribué à l’insuffisance de reconnaissance de son impact dans ces domaines. L’auteur souligne l’importance de ses travaux, considérés comme « le trait d’union entre son activité d’artiste et celle de savant » (p. 80). Après avoir rappelé les principes fondamentaux de la phonation, l’auteur retrace l’histoire de la compréhension du mécanisme du larynx, en s’appuyant sur les descriptions de Galien. Léonard est reconnu comme l’un des pionniers de l’analyse physiologique de la phonation aux XVIe et XVIIe siècles. Il est le premier à offrir une description approfondie de la production de la parole sous les angles anatomique, articulatoire et acoustique, ce qui fait de lui un linguiste avant l’heure. La qualité des schémas anatomiques de Léonard, obtenue grâce à la pratique des dissections, fait également de lui le père de l’Anatomie. Le chapitre inclut des illustrations de la phonation tirées de ses manuscrits, accompagnées de ses annotations, qui illustrent les avancées spectaculaires de ses travaux pour la description de la parole humaine d’un point de vue physiologique. Dans la seconde partie de ce chapitre, l’auteur s’intéresse à une autre dimension tout aussi importante de la description de la production de la parole humaine : l’acoustique de la parole. A travers l’analyse des travaux de Capra et Panconcelli-Calzia, l’auteur parvient à démontrer que Léonard possédait une compréhension avancée de l’acoustique générale et spécifique à la parole pour son époque.
La troisième et dernière partie de cet ouvrage met en lumière l’importante contribution de Léonard de Vinci en matière de terminologies scientifiques. Le chapitre révèle dans quelle mesure le grand maitre italien a fait œuvre de terminologue. Sa grande polyvalence intellectuelle et artistique fait de lui un personnage qui a été au contact de nombreuses langues et donc de terminologies spécialisées. Son travail terminologique a suscité un intérêt considérable, aboutissant récemment à un projet d’édition des listes terminologiques dirigé par Paola Manni et Marco Biffi. Léonard a laissé une empreinte dans de nombreux domaines et disciplines artistiques, techniques et scientifiques, mais ses travaux en description des fluides sont particulièrement avant-gardistes. Constatant le manque de vocabulaire en toscan pour désigner des réalités techniques décrites en langue latine, il a élaboré des listes lexicales qui lui servaient de réservoir personnel de vocabulaire, renforçant ainsi ses compétences linguistiques et sa capacité à diffuser son savoir. L’auteur illustre la dissémination de ce travail terminologique dans plusieurs codex, en se concentrant plus particulièrement sur le Codex Trivulziano, où Léonard a consigné de nombreux termes liés à l’architecture et à la mécanique. Ses regroupements terminologiques témoignent de sa compréhension des processus lexicologiques (de préfixation par exemple), faisant de lui un terminologue, ainsi qu’un néologue et un proto-lexicographe.
Cet ouvrage, un hommage scientifique à Léonard de Vinci, parvient à brosser un portrait de Léonard spécialiste des langues et véritable « génie des langues ». Suivant les intentions de l’auteur, les réflexions linguistiques livrées par Léonard de Vinci dans de nombreux domaines offrent une approche théorique digne de la linguistique moderne et méritent une place dans l’histoire actualisée de cette discipline.
[Valeria ZOTTI]