Laura SANTONE, Autour de la traduction : voix, rythmes et résonances, Peter Lang, Lausanne, 2024, 226 p.
Le présent ouvrage rend accessible à un plus large public diverses contributions de Laura Santone parues depuis une dizaine d’années, et qui trouvent ici leurs places chez Peter Lang, dans la collection consacrée à la recherche interdisciplinaire et plurilingue en France et dans d’autres pays européens. C’est donc avec un regard linguistique, littéraire, psychanalytique, ethnologique, sur un corpus mêlant l’anglais, le français, l’italien, que nous est présentée une réflexion sur la traduction qui va au-delà des stratégies proprement traductives ou des questions de fidélité et du sens des mots. La question centrale qui intéresse la chercheure est, en effet, la traduction du « plus d’une langue » (Derrida) situé aux frontières du langage, comme « la voix » d’un poème, « sa respiration la plus secrète, son souffle le plus intime ».
Les trois parties (avec chacune une bibliographie conclusive) qui articulent l’ouvrage permettent à l’auteure de montrer sa profonde connaissance de Fónagy, à qui elle accorde une place prépondérante. Mais on méditera également au fil des pages au miroir de Bonnefoy, Risset, Kristeva, Levi-Srauss, Benveniste, Meschonnic, à la recherche des pulsions, pulsations, rythmes, souffles, énergies au cœur des textes traduits, qu’il s’agisse de poésie, roman, film, publicité, BD ou dictionnaire. Sans doute la richesse des approches et la variété des études de cas mises en avant auraient-elles mérité une conclusion en guise de bilan/perspective à ce livre érudit.
La première partie (« À l’écoute de la voix ») éclaire les bases théoriques et le projet de travail de l’auteure. Laura Santone se propose de repenser la traduction dans ses rapports avec la lettre à partir de la voix, en sortant de l’opposition entre l’oral et l’écrit, entre le son et le sens, entre la musique et le langage. En prenant appui sur les recherches linguistiques d’Iván Fónagy (1920-2005), pour qui la réalisation individuelle d’un style vocal dont les marques prosodiques, la « manière de prononcer ou la manière de parler », expriment des états intérieurs, le côté émotionnel – paralinguistique – de la signification, elle observe que le sens n’est jamais indissociable de la forme car le rythme, la prosodie, la gestuelle phonique, la position des mots concourent à ce jeu de forces – et de pulsions – qu’on appelle la signifiance, pour « entendre » la traduction.
La deuxième partie (« Entre rythme, corps et langage ») est d’abord consacrée à Jacqueline Risset, à son travail célèbre sur Dante ou à celui -moins connu- sur Fellini, dont Laura Santone retrace l’histoire (et les déboires) de la traduction du film Intervista. Elle poursuit par l’examen de l’autotraduction italienne d’Anna Livia Plurabelle que Joyce avait faite en 1938, insistant sur l’exigence poétique intimement liée à la recherche de jeux phoniques à mettre en corrélation avec les choix de rythme. Comme dans le texte original anglais, la traduction doit restituer selon les vœux de Joyce, une œuvre ouverte, in progress, ce qui explique le choix de s’autotraduire en abordant d’un même geste deux niveaux apparemment inconciliables : d’une part, le dialecte de Trieste er, d’autre part, la langue littéraire italienne, plus exactement celle de Dante. Elle aborde ensuite la traduction d’un tout petit texte que Giovanna publie en 1976, « William Blake. Innocence et Expérience » qui veut dépasser le niveau du sens pour restituer et redistribuer les rythmes, les pauses, les silences, les vibrations du texte original. Enfin, l’auteure se penche sur quatre traductions italiennes de Madame Bovary, (dont les plus célèbres de Diego Valer et d’Oreste del Buono, de Maria Luisa Spaziani jusqu’à celle plus récente de Sandra Teroni, datée 2004), notamment sur le cas de la métaphore, et du « bleu », une couleur qui traverse et « enveloppe » toute la vie d’Emma Bovary.
La troisième et dernière partie (« Entre traduisible et intraduisible ») s’attarde sur l’espace babélien des langues et des traductions. L’auteure convoque Berman, mais aussi Benveniste (dont la fameuse étude sur l’hospitalité) pour questionner la spécificité d’un texte à l’aide des notions de transgression, d’étranger, de limite, de dépaysement, de métissage, de mythe. Elle enchaine ici des analyses intéressantes et instructives sur des genres dits ordinaires, tels que le roman graphique, la publicité, le dictionnaire au prisme de la psychanalyse et de l’ethnographie, ce qui lui permet d’aborder la traduction comme un espace d’interrogation du rapport de l’homme avec le langage, les langues et la langue maternelle.
C’est ainsi que Santone analyse les stratégies traductives de transcription pseudo-phonétique dans la traduction italienne du premier volume de L’ Arabe du Futur de Riad Sattouf, en particulier la difficulté de traduire les injures, le langage violent, voire haineux. Dans la publicité, ensuite, elle analyse les « ajustements » de sens qui interviennent dans le passage d’une langue-culture à l’autre, en particulier dans la matière sonore. Elle relève combien les formes impératives en français publicitaire sont rares, contrairement à l’anglais : celles-ci n’adhèrent guère à l’« esprit » des francophones, c’est-à-dire aux praxis langagières de leur contexte socio-culturel. Le consommateur français semble en fait ne pas beaucoup aimer les impératifs, sa nature moins pragmatique que celle des Anglo-saxons lui fait préférer l’invitation, le conseil, la suggestion. C’est ainsi que le traducteur/adaptateur propose des reformulations qui affichent un véritable travail de recréation au niveau de l’inventio dans le choix et le traitement de tournures, néologismes, effets homophoniques, calembours…
Elle aborde, enfin, quelques dictionnaires détournés qui exaltent sur le fil de l’hybridation langue-culture, la composition néologique, le bizarre et l’équivoque, la parodie ou le pastiche, en particulier dans Ralentir : mots-valises ! (1979) Distractionnaire (1986) de Galisson, Le Dictionnaire des mots qui n’existent pas (1992). Si les dictionnaires détournés, « remotivent » le langage par des procédés morphologiques et sémantiques en attribuant de nouveaux signifiés aux signifiants existant ou en fabriquant de nouvelles lexies, comment traduire les mots détournés ?
Signalons, pour terminer, la belle préface de Martin Rueff (« Le même-autre qui se cache dans ma propre langue »), traducteur, éditeur, poète, polyglotte, auteur d’un essai sur le langage poétique [1] qui offre une réflexion sur le partage des voix et la traduction au bord des langues, donnant ainsi le la à l’ouvrage.
[1] Au bout de la langue, 2024, Nous, Antiphilosophique Collection, Caen.
[Françoise RIGAT]