Lidia BECKER, Sandra HERLING, Holger WOCHELE (éds.), Manuel de linguistique populaire, De Gruyter (« Manuals of romance linguistics »), 2023, pp. 613.
Edité par Lidia Becker, Claudia Maria Riehl, and Hans W. Wochle, le Manuel de linguistique populaire est un ouvrage ambitieux et réussi, qui traite un domaine encore souvent négligé : la linguistique populaire. Le volume réunit des contributions de chercheurs d’horizons scientifiques et géographiques divers, et offre un panorama approfondi et exhaustif des discours non savants sur la langue circulant « hors du temple » (Achard-Bayle, Paveau, 2008) de l’académie. La structure du manuel met en lumière différents aspects de la linguistique populaire, à partir des concepts théoriques fondamentaux, pour ensuite présenter des études de cas plus spécifiques. Et notamment, les diverses contributions permettent de creuser les concepts et théories de la linguistiques populaire, des questions de méthode de recherche, les applications et les implications de la linguistique populaire dans des domaines de recherche spécifiques, se terminant enfin, par des études de cas portant sur différentes zones géographiques de la Romania.
L’introduction est signée par Lidia Becker et propose un aperçu sur l’état des recherches en linguistique populaire, déjà plutôt foisonnantes dans nombreux pays. Elle délimite, d’abord, le domaine, qui concernerait l’étude des perceptions, attitudes, et croyances que les locuteurs ordinaires (non spécialistes) ont sur les langues et leurs usages. Bien que cet ensemble d’éléments se fonde principalement sur des idées reçues, des stéréotypes et des représentations sociales, plutôt que sur des connaissances scientifiques, il joue un rôle crucial dans la vie sociale et mérite une analyse approfondie. En effet, ces connaissances ordinaires peuvent influencer les politiques linguistiques, parfois même plus facilement que les avis des experts, ou façonner les décisions politiques dans l’éducation et la planification linguistique, sans oublier leur rôle dans la construction de l’identité sociale des individus et des groupes. À la suite de l’aperçu théorique, l’auteure se penche sur les diverses méthodologies utilisées : des enquêtes, analyses de discours, études ethnographiques. Toutes ces méthodes permettent de saisir les attitudes et croyances des locuteurs non spécialistes en explorant les dynamiques sociales autour de la langue. Ainsi cette introduction pose-t-elle les bases théoriques du volume et prépare le terrain pour les contributions qui suivent, en insistant sur l’importance de la linguistique populaire comme domaine de recherche foncièrement interdisciplinaire et encore en quête de légitimité.
La première partie du volume « Historiographie, théorie et méthodes » présente des contributions qui posent l’accent sur la manière dont la linguistique populaire s’est constituée en tant que champ de recherche, sur les objets d’étude, les perspectives théoriques et les méthodologies à travers lesquelles elle s’est développée.
Ainsi, la contribution d’Osthus (« La linguistique populaire à l’époque moderne ») part du XIXème siècle pour montrer comment l’activité métalinguistique évolue au fil du temps en fonction du développement des médias et des supports d’un côté et des fonctions et des intentions de communication de l’autre. Il passe en revue différents genres et types textuels (traités de politesse, guides épistolaires, chroniques de langage, journaux, courriers des lecteurs, associations, discours en ligne et interactifs) pour montrer la persistance de certaines tendances puristes ou normatives, le long des époques, en dépit des évolutions liées aux changements sociaux. La perspective historique est adoptée aussi dans la deuxième contribution, sous la plume de Preston (« L’évolution de la linguistique populaire comme domaine d’étude ») qui se concentre non pas sur les productions « non savantes » mais sur l’histoire même de la discipline. C’est ainsi qu’à la suite de remarques terminologiques portant sur les limites des dichotomie étanches entre savants et non savants, il retrace les jalons fondateurs de la discipline, qu’il inscrit dans la dialectologie perceptuelle pour englober des préoccupations plus cognitives. C’est justement cet aspect cognitif qui permet à l’auteur de proposer la notion de « regard linguistique » comme une sorte d’hyperonyme englobant les trois disciplines de la linguistique populaire, l’anthropologie linguistique et la psychologie sociale du langage, qui partagent objets, théories et méthodes de recueil des données. De la perspective historique, on passe avec la contribution de Stegu (« ‘Linguistes’ vs ‘non-linguistes’ ») au souci terminologique mais aussi ontologique concernant la dichotomie linguistes vs non-linguistes. Après avoir inséré la question dans la problématique plus générale de la distinction entre « expert » et « non-expert », l’a. montre bien le continuum non linéaire entre ces catégories, dont les frontières ne sont pas nettes et où il serait même difficile de trouver des exemplaires « prototypiques ». L’a. termine par un questionnement éthique de recherche, tenant essentiellement à l’éventualité d’un engagement social du « folk linguiste » pour « former, éduquer et éclairer le grand public » (p. 91). C’est toujours la distinction entre linguistes et non-linguistes qui sert de point de départ à Visser pour identifier les différentes thématiques de la linguistique populaire (dans des textes français) à partir des typologies textuelles. Ainsi, les difficultés et les doutes linguistiques, les curiosités linguistiques, les questions normatives, les valeurs attribuées à la langue, les emprunts, le rôle national et international que devrait jouer le français, les mythes de la langue, les questions de variation, y compris celles des langues régionales et minoritaires, sont présentées agréablement au lecteur qui y reconnaitra les sujets les plus récurrents dans les discours métalinguistiques circulant en France. Albrecht (« Evaluations de la langue ») se penche sur les types d’évaluations linguistiques folk et sur les critères sur lesquels ils sont fondés, dans une optique aussi diachronique. En ce qui concerne le premier aspect, on peut identifier des jugements portant sur des traditions discursives (questions stylistiques par exemple), sur certaines variétés, sur les « victimes » de ces jugements. Pour ce qui est des critères d’évaluation, l’a. distingue entre critères intrinsèques (richesse, beauté, etc.) et extrinsèques (diffusion de la langue, nombre de locuteurs, qualité de la littérature, etc.). Dans la sixième contribution ( « Collecte de données »), Eggert décline la perspective historique sur les méthode de collecte des données de linguistique populaire. L’article montre la nécessité de partir des objectifs spécifiques de toute étude pour adopter un point de vue socioculturel apte à mettre en lumière les éventuelles évolutions de ce que l’a. appelle « attitudes idéologiques » sur la langue. Dans ce but, il faudra donc comparer plusieurs genres textuels ainsi que prendre en compte des critères internes et externes à la langue, comme le contexte historique. Putska, Chalier et Jansen (« Entretiens, questionnaires et tests de perception ») présentent un panorama des méthodes qualitatives et quantitatives utilisées en linguistique populaire. Pour chaque méthode les a. présentent la structure des enquêtes, les typologies de questions et réponses, les contextualisations des stimuli). Face au grand éventail de méthodologies utilisées, surtout en raison de la nature interdisciplinaire du champ de recherche, les a. soulignent l’importance d’adopter une méthodologie transparente et adaptée aux objectifs de chaque recherche spécifique. L’article de Kunkel (« Données en ligne ») se concentre sur les données collectées dans le web 2.0. L’a. propose une classification fondée sur le croisement de critères situationnels (caractéristiques des participants, objectifs, thématiques, etc.) et technologiques (anonymat, synchronie, canal de communication, etc.) au prisme de laquelle elle présente de nombreuses recherches menées sur des corpus Internet. Le texte se termine sur des considérations éthiques portant essentiellement sur le caractère plus ou moins public et visible des données publiées en ligne et sur les dommages que l’analyse des données peut entrainer pour les auteurs, i.e. pour certaines catégories particulièrement vulnérables.
La deuxième partie du manuel présente des études montrant l’intérêt de la linguistique populaire dans trois autres domaines des sciences du langage, à savoir la traductologie, la didactique des langues étrangères et la lexicographie.
Sinner (« Traductologie ») examine différents domaines où il serait justifié de parler d’une véritable « traductologie populaire », à savoir « une réponse au besoin […] de décrire ou de faire la critique de la traduction de qualité » et « une traductologie non spécialisée » (pp. 205-206). Parmi les domaines privilégiés, l’a. identifie la linguistique, là où les linguistes ne sont pas aussi traductologues, la didactique des langues étrangères, la critique des textes littéraires ou de spécialité, les études culturelles et littéraires du translational turn et les critiques des traductions des non-professionnels. Capucho et Achard-Bayle (« Didactique des langues étrangères ») se penchent sur la façon dont le « sentiment linguistique » est exploité dans les travaux scientifiques sur l’intercompréhension. L’aperçu historique sur les méthodes en didactique des langues étrangères permet aux aa. de montrer l’évolution de la prise en compte des compétences des locuteurs-apprenants et de mettre l’accent, en conclusion, sur le renouvellement des perspectives permis par l’adoption de la notion d’intercompréhension. Melchior (« Lexicographie ») se penche sur les liens entre lexicographie et linguistique populaire, à partir des acteurs, dont l’a. souligne une certaine difficulté de poser des frontières nettes entre lexicographes professionnels et non, du moment où tous les linguistes ne sont pas forcément lexicographes ; de la structuration des dictionnaires, dont une comparaison entre ouvrages lexicographiques plus ou moins profanes montre une certaine continuité de la microstructure ; et, enfin, des utilisateurs « non experts ». L’ensemble des analyses montre donc une forte porosité entre lexicographie experte et non experte et invite à poursuivre les analyses dans cette direction.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage présente des études de cas détaillées visant à donner des aperçus de la linguistique populaire dans la Romania.
La section s’ouvre avec l’article de Klimenkowa (« La Martinique et la Guadeloupe ») qui analyse les discussions dans un forum en ligne portant sur le mélange entre le français et le créole. Les analyses montrent essentiellement qu’en situation de contact de langues, les locuteurs perçoivent certains phénomènes tels que l’alternance codique et la pluralité des pratiques comme plutôt naturels, tout en attachant à certaines variétés (le français antillais) des valeurs identitaires. Delgado (« Le chabacano ») présente un état des recherches sur cette langue créole à base espagnole parlée dans les Philippines, à partir des études phonologiques, lexicales et grammaticales jusqu’aux plus récents travaux sociolinguistiques intégrant la perspective de la linguistique populaire qui met en lumière la présence d’une forte conscience métalinguistique des locuteurs du chabacano. Quesada Pacheco (« L’espagnol/le castillan en Amérique ») se penche sur la linguistique populaire en Amérique hispanophone, entre le XIXème siècle et nos jours. L’objectif est de montrer comment se construit et se modifie la conscience linguistique des locuteurs envers la langue espagnole le long des époques. Les analyses rendent compte d’une prise de conscience progressive des locuteurs des spécificités de leurs variétés par rapport au modèle péninsulaire, jusqu’à une véritable valorisation de ces variétés parmi les populations les plus jeunes. Les perceptions envers la langue espagnole sont aussi étudiées par Butrangueno, Triana, Llull et Pinardi mais dans d’autres aires géographiques (« L’espagnol/le castillan au Mexique, dans les Caraïbes et en Argentine »). L’étude donne un aperçu détaillé et exhaustif des recherches en linguistique populaire dans ces trois pays et rend compte de la richesse des approches disciplinaires et théoriques intégrées à l’étude des savoirs linguistiques non savants. Borrego Nieto (« L’espagnol en Espagne ») analyse la manière dont intellectuels et institutions linguistiques espagnoles, dont la Real Academia Espagnola, ont contribué à alimenter un « modèle cognitif » populaire de l’espagnol qui voit dans la langue écrite formelle sa manifestation la plus accomplie et selon lequel dans certaines aires géographiques on ne parlerait pas ce modèle, à cause de la présence de nombreuses fautes, en raison de la proximité avec des dialectes. Baronas, Bonani Conti et Menossi Araújo (Le portugais brésilien) montrent l’appartenance des travaux d’Amadeu Amaral au domaine de la linguistique populaire, plutôt qu’à celui de la linguistique scientifique. Dans ce but, la classification des non-linguistes de Paveau et de la conception d’auctorialité de Maingueneau permettent aux auteurs de montrer qu’Amaral se configure plus comme un intellectuel non-linguiste qui, même en l’absence d’une formation professionnelle, a su contribuer à l’avancement du savoir en sciences du langage. Leschzyk (« Le portugais en Angola ») analyse les attitudes des locuteurs portugais en Angole, où le portugais est une langue imposée lors de la colonisation et, dans sa version européenne, fait l’objet d’une valorisation au détriment de la variété angolaise. Les analyses montrent bien le poids que ces attitudes ont joué et continuent de jouer sur les (non) décisions de politique linguistique dans le pays. Gouveia (« Le portugais au Portugal ») passe en revue des questions linguistiques particulièrement présentes dans les discours métalinguistiques au Portugal. Ces questions portent sur quatre thématiques principales, à savoir la variation, les relations entre oral et écrit, le changement linguistique et ce que l’a. classe sous l’étiquette de « connaissance de la langue » et qui correspond grosso modo à des questions portant plus en général sur ce que c’est qu’une langue, etc. Remysen et Rheault (« Le français au Québec ») présentent un aperçu exhaustif des recherches en linguistique populaire au Québec, sous deux angles d’attaque : les rapports entre le français et l’anglais et la qualité de la langue. Les évolutions des attitudes et des discours est toujours interprétée à la lumière des contextes socio-historiques de leur apparition jusqu’à nos jours, où le français québécois fait l’objet non seulement d’évaluations positives, mais aussi d’un statut légitime. Polzin-Haumann et Mathieu (« Le français en France ») dressent un panorama des recherches sur le métadiscours en France, dans le but de situer l’approche de la linguistique populaire dans le cadre plus vaste de la sociolinguistique française et romaine. Pour ce faire, à la suite d’un aperçu sur les enjeux terminologiques et épistémologiques, les a. mènent deux études de cas sur corpus afin de montrer, d’une part, l’intérêt d’analyser les discours métalinguistiques sur la Toile, qui montrent toute la porosité des frontières entre savoirs savants et savoirs populaires, et de l’autre, des applications de la linguistique populaire à la didactique des langues étrangères, fort utiles lorsqu’il s’agit de développer la conscience linguistique des apprenants. Ramallo et Vazquez (« Le galicien ») nous amènent à la découverte des questions de linguistique populaire les plus diffusées parmi les galégophones, sans oublier des incursions précises sur le contexte socio-historique amenant cette langue à la reconnaissance officielle. Feliu (« Le catalan ») se penche sur le cas du catalan : l’a. met au jour un certain nombre de traits et caractéristiques attribués au catalan par les non-linguistes, qu’il s’agisse d’idées traditionnelles, bien enracinées dans l’histoire culturelle de la communauté, ou de projets linguistiques promus dans le cadre plus ample d’une revendication du catalan et, finalement, de la diffusion de la norme contemporaine via l’engagement citoyen. Fiorentino (« L’italien ») constate la quasi-absence des recherches qui se réclament de la linguistique populaire en Italie tout en donnant un aperçu exhaustif des études déjà menées. L’a. identifie ensuite un certain nombre de pistes de réflexion prometteuses: à savoir, l’analyse de l’étymologie populaire, de la presse, des chroniques et des rubriques linguistiques et enfin, des discours qui foisonnent dans la Toile. Lorinczi (« Le sarde ») adopte une perspective historique pour montrer certains aspects de la linguistique populaire en Sardaigne et mettre en lumière la nécessité de prendre en compte les relations entre le sarde, l’italien et les dialectes, ainsi que les effets de la littérature et de la scolarisation dans la manière dont les pratiques métalinguistiques des locuteurs sardes sont façonnées. Kramer et Melchior (« Le friulan et le ladin ») se penchent sur le cas du friulan et du ladin dolomitique et notamment sur le thème le plus débattu parmi les non-linguistes, à savoir le statut de langue autonome ou de dialecte de l’italien à attribuer à cette langue; l’étude porte ensuite sur d’autres sujets tels que la représentation de ces langues comme des langues de vieux, inutiles, etc. Ces sujets sont analysés au prisme du contexte social, historique et politique de la région. Enfin, Bara (« L’aroumain/le vlaque ») se concentre sur l’analyse de trois aspects particuliers dans un corpus de textes aroumains en ligne : affectivité, questions techniques et pragmatiques. Les analyses montrent une forte polarisation entre ceux qui prétendent valoriser cette langue et ceux qui considèrent qu’il vaudrait mieux l’abandonner et s’en défaire.
L’approche interdisciplinaire adoptée par tous les auteurs du manuel montre toute la richesse des recherches menées en linguistique populaire dans toutes les zones de la Romania ainsi que la fécondité que ce domaine de recherche en pleine expansion peut apporter aux disciplines voisines, jouissant d’une plus longue tradition académique.
[Stefano VICARI]