Vanessa PICCOLI, Véronique TRAVERSO, Nicolas CHAMBON, L’interprétariat en santé. Pratiques et enjeux d’une communication triadique, Les Presses de Rhizome, Bron, 2023, 320 pp.
Cet ouvrage est codirigé par Vanessa Piccoli, Véronique Traverso et Nicholas Chambon et édité par l’Orspere-Samdarra, l’Observatoire français Santé mentale, vulnérabilités et sociétés (https://orspere-samdarra.com/). Il se compose de neuf chapitres et couvre plusieurs aspects de l’interprétation en santé somatique et mentale en France.
La Préface et la Postface qui l’encadrent valent, à elles-seules, la lecture d’un livre nécessaire. Pour reprendre les mots de Marie-Rose Moro : « Ce livre est nécessaire pour les professionnels ici et ailleurs, tous ceux qui savent que la diversité est une chance et que nous devons la saisir. Et, pour les autres, ce livre va leur permettre de le découvrir et de bien travailler avec les interprètes, traducteurs, médiateurs… Tous ceux qui nous aident à interagir de manière humaine et adaptée avec nos patients et leurs familles » (Postface, p. 305). Yvan Leanza précise, quant à lui, les quatre raisons de cette nécessité et voit dans cet ouvrage « un outil d’empowerment » qui « révèle et rend accessible avec justesse et précision le travail d’interprétation » (Préface, p. 12).
Dans leur introduction (pp. 13-16), Piccoli, Traverso et Chambon expliquent la genèse de l’ouvrage (le projet Remilas, financé par l’ANR dans le cadre de la procédure « Flash Asile ») et anticipent sa structure en chapitres courts, divisés en articles qui suivent une progression logique mais peuvent également se lire dans un autre ordre. Le sommaire affiche en effet des titres parlants, qui permettent de repérer aisément les sujets abordés, ainsi que de saisir la participation active des trois directeurs d’ouvrage.
Chambon a écrit plusieurs articles du 1er chapitre (L’interprétariat en santé) et du 8ème (Les relations de pouvoir dans les soins et l’interprète): leur taille restreinte ne permet pas toujours d’approfondir les thèmes annoncés par les titres, mais nous en retenons trois : Le métier d’interprète en France et en Europe, co-écrit par Chambon et Duque et plus axé sur l’hexagone que sur le continent ; De la théorie à la pratique (objectivité, neutralité, fidélité), écrit par Duque à elle seule et approfondissant les trois textes de référence qui encadrent l’interprétariat en milieu médical et social en France, dont le référentiel « Interprétariat linguistique dans le domaine de la santé » délivré par la Haute Autorité de santé, en franchissant des étapes que Chardin détaille dans son article (Interprétariat professionnel et VIH : 25 années d’un partenariat emblématique).
Les chapitres deux (La consultation en santé comme interaction), quatre (L’interprète comme médiateur), cinq (L’interprète comme coordinateur) et neuf (L’interprète et la formation) voient une participation plus active de Traverso. Seule ou avec Chambon et d’autres, l’auteure commence par détailler le fonctionnement de la consultation en santé comme interaction, en s’appuyant à la fois sur les données de Remilas et sur des références incontournables pour saisir la Multimodalité, granularité, temporalité, participation (p. 78). Le 2ème chapitre accueille en outre un témoignage assez surprenant de Laura Gavioli, qui enlève sa casquette de chercheure et nous fait part d’une expérience personnelle montrant la difficulté de l’interprète à trouver sa place. Les chapitres quatre et cinq couvrent deux des facettes du métier telles qu’elles ont été décrites par Wadensjö (1998), à savoir celles de médiateur et de coordinateur (la troisième étant celle de traducteur dont il est question ailleurs). Dans un chapitre comme dans l’autre, Traverso s’attarde sur des aspects très pointus (comme la simplification, la référence, la restitution en « je » ou en « il/elle », les éléments culturels, les ressources pour se répartir la parole, les échanges dyadiques), qu’elle explique à l’aide d’extraits d’interactions et de collègues experts provenant parfois d’autres disciplines. Nous nous devons de mentionner la contribution de Claire Mestre, psychiatre-psychothérapeute et anthropologue, sur l’interprétariat comme métier à défendre, où elle affirme que « L’interprète n’est pas un professionnel du soin, sauf s’il en a la formation, mais il participe à une œuvre des soin » (p. 163) et dévoile les raisons économiques qui amènent à faire des choix dramatiques, en France tout comme ailleurs. Le 9ème chapitre est enfin consacré à la formation et alterne entre d’une part, des articles d’encadrement et de présentation de pratiques et d’outils (comme Odimedi) et de l’autre, des témoignages de formateurs et de formés.
Piccoli alimente, quant à elle, les chapitres trois (L’interprète comme traducteur), six (L’interprète face aux émotions) et sept (Interprétariat et outils digitaux), ce dernier étant le plus court de tous, avec seulement deux articles qui ont toutefois le mérite de couvrir les enjeux de l’interprétation par visioconférence et de la traduction automatique. Si l’on en croit Caterina Falbo (p. 116), l’interprète comme traducteur est seulement l’une des trois facettes d’une même activité, qui peux se déployer dans des langues et des formes variées. Il en découle le besoin de comprendre La place des langues dans la profession de l’interprète (ce qu’Orest Weber nous aide à faire p. 88), ainsi que les raisons des choix de l’interprète au niveau du lexique, des séquences métadiscursives, des reformulations verbales et multimodales, ou de la réorganisation des contenus, autant de décisions que Piccoli nous explique données à la main, en terminant par une provocation (p. 114). Dans le 6ème chapitre, Piccoli peint le portait d’un interprète « tiraillé » entre le devoir de « transmettre les émotions de l’autre tout en taisant ses propres émotions » (pp. 192-193) et elle présente plusieurs exemples où il est question de divergences et de sujets délicats, dont des violences qui ont toute leur place dans un ouvrage reflétant la triste réalité. La perspective de deux psychiatres vient compléter ce chapitre, en réfléchissant d’une part sur les souffrances de l’interprète et les ressources psychiques qu’il peut mobiliser, et de l’autre sur son rôle dans la relation thérapeutique avec des patients migrants. Djamel Radji explique pourquoi certains professionnels de la santé mentale préfèrent se soustraire aux consultations bilingues interprétées, qui apparaissent « contre-nature » (p. 228). En effet, « c’est un exercice singulier qui demande un effort particulier au psychiatre. D’ordinaire, ce dernier est habitué à la relation duelle soignant/malade non allophone. C’est une situation classique, pour ne pas dire académique, à laquelle il a été formé et dont il a tiré un savoir-faire qui lui est propre. Ici, il se retrouve face à un tiers a priori ni malade ni soignant » (p. 223).
Compte tenu des éléments que nous venons d’esquisser, on peut affirmer que cet ouvrage a toute sa place parmi les références incontournables dans le domaine de l’interprétation. Nous ne saurions mieux dire que Marie-Rose Moro, dont nous reprenons les mots en guise de conclusion : « Ce livre, à travers une étude collective et l’analyse d’entretiens enregistrés, s’attache à restituer la nécessité et la place de cet interprète en santé, dans sa finesse et sa complexité » (p. 301).
[Natacha S. A. Niemants]