Issu de sa thèse de doctorat, l’ouvrage de Udo MAI offre une définition du phénomène linguistique de la modalité sur la base de ses propriétés non seulement sémantiques, mais aussi fonctionnelles et structurelles. L’auteur vise en effet à identifier les traits communs aux éléments et phénomènes qui véhiculent un sens modal au niveau de l’énoncé, au-delà de leurs différences lexicales et grammaticales ainsi que du niveau de la structure grammaticale dont ils relèvent. Pour atteindre cet objectif, un cadre théorique complexe est développé, au long des deux premiers chapitres de l’ouvrage, selon une approche onomasiologique, alors qu’une analyse détaillée de diverses manifestations de la modalité en français contemporain est proposée, dans les deux derniers chapitres, suivant une démarche sémasiologique. La complémentarité des approches adoptées aspire en effet à rendre compte de la modalité dans la globalité de ses caractéristiques et réalisations. Le volume s’articule ainsi en quatre parties principales, selon une logique qui va de la définition générale de “modalité” en tant que catégorie sémantico-fonctionnelle et méta-structurelle, jusqu’à la réflexion sur ses différentes manifestations et l’analyse au cas par cas des diverses ressources du français contemporain capables d’exprimer des sens modaux au niveau de l’énoncé.
La première partie de l’ouvrage (« La modalité », p. 17-108) est consacrée à la mise au point d’une définition de la modalité qui relève de ses propriétés intrinsèques. L’auteur passe en revue de nombreux travaux dediés à l’étude de ce phénomène au fil des décennie et constate non seulement la multiplicité des conceptions existantes, mais aussi leur inconciliabilité. Afin d’en dépasser les limites et de proposer une conception plus intégrée, l’auteur avance tout d’abord une définition sémantico-fonctionnelle qui identifie, d’une part, cinq sous-catégories (déontique, dynamique, volitive, épistémique et évaluative) sur la base de critères sémantiques et, de l’autre, deux sous-catégories au niveau fonctionnel, à savoir la modalité interne, orientée vers les actants de la proposition, et la modalité externe, qui est ancrée, en revanche, dans le sujet parlant. Considérant toutefois ces critères comme insuffisants, Mai dirige ensuite son attention vers la dimension structurelle de la modalité. Il remarque un fonctionnement distinct des sous-catégories interne et externe, mais observe aussi que les deux partagent le même principe structurel. Ce dernier consiste en l’enchevêtrement de deux structures similaires, se réalisant pourtant à deux niveaux distincts, au niveau de la prédication pour la modalité interne et à celui de l’énoncé pour la modalité externe. Sur la base de ces fondements théoriques de nature sémantique, fonctionnelle et structurelle, l’auteur cerne sa définition de la modalité, tout en mettant en relief les divergences existant avec d’autres catégories, qui peuvent relever d’un niveau cognitif soit similaire – telle que l’évidentialité – soit inférieur, comme c’est le cas pour la présupposition et la virtualisation – soit supérieur, à l’instar des illocutions complexes ou des implications secondaires.
La description de l’interaction entre plusieurs éléments modaux coprésents dans le même énoncé et le contexte fait l’objet du deuxième chapitre intitulé « Les manifestations complexes de la modalité » (p.109-154). En partant du principe que le sens global d’un énoncé peut résulter de la combinaison de ses composantes ou, au contraire, ne pas être de nature compositionnelle, Mai s’intéresse aux apparitions complexes de la modalité, qui concernent, d’une part, la désambiguïsation des éléments modaux par le contexte non-modal et, de l’autre, les interactions entre plusieurs éléments modaux coprésents dans le même énoncé. En ce qui concerne le rôle du contexte, l’auteur montre que le cadre thématique peut aider à désambiguïser la valeur modale de certains éléments très polyvalents, comme d’ailleurs d’autres facteurs parfois négligés, tels que la temporalité, le sémantisme du verbe associé au modal, la personne grammaticale, l’aspectualité et l’évidentialité. En effet, Mai soutient que « [l]a désambiguïsation d’un élément modal et de son rapport avec les autres catégories sémantico-fonctionnelles exprimées dans le même énoncé est un processus complexe basé sur le macro-contexte ainsi que sur les propriétés temporelles, grammaticales et sémantiques du co-texte immédiat d’un élément modal » (p. 129). Quant à la coprésence de plusieurs éléments modaux dans le même énoncé, trois types d’interactions ont été identifiées, impliquant respectivement la spécification du sens modal de l’énoncé, son intensification ou encore la combinaison de deux sens modaux différents mais logiquement compatibles.
La troisième partie du volume, « Les manifestations de la modalité en français » (p.155-268), introduit l’analyse sémasiologique des phénomènes modaux principaux du français contemporain : des éléments les plus prototypiques, tels les verbes modaux, les adverbes modaux et les modes verbaux, à d’autres moins étudiés comme les particules modales, les connecteurs et les verbes indiquant le statut factuel ou assertif de la proposition qui leur est subordonnée. Afin d’avoir accès à une section transversale de la langue, l’analyse de Mai s’appuie sur plusieurs corpus hétérogènes du français contemporain écrit (Frantext, WebCorp, Wortschatz Leipzig et la collection French Web 2012 de Sketch Engine), qui relèvent de contextes littéraire, journalistique et informel. La description des éléments modaux va en outre de pair avec leur classification à l’intérieur de la catégorie de la modalité, leur attribuant une place centrale ou périphérique, en fonction de leur importance pour l’expression de sens modaux en français. Si les verbes et adverbes modaux se placent sans surprise au centre de la catégorie, Mai montre, en revanche, le rôle plus périphérique d’autres ressources normalement tenues pour centrales, à l’instar du subjonctif.
Dans la mesure où le sens modal d’un énoncé peut même résulter de l’interaction entre plusieurs éléments modalisant la même proposition, l’étude de ces manifestations définies « complexes » complète ce portrait de l’expression de la modalité en français dans la dernière section de l’ouvrage (« Les manifestations complexes de la modalité en français », p. 269-310). Mai porte ici une attention particulière au rapport entre les potentiels modaux des différents éléments coprésents et le sens modal de l’énoncé qu’ils constituent. Des analyses quantitatives permettent à l’auteur de constater des tendances significatives quant à la cooccurrence de deux verbes modaux, ou encore à celle de verbes modaux avec des adverbes modaux, ces derniers exprimant le plus souvent une modalisation épistémique. Les énoncés modalisés par plus de deux éléments modaux sont également analysés par Mai, qui en souligne le haut niveau de complexité à la fois structurelle et sémantique. Il observe toutefois que, dans ces cas, la désambiguïsation définitive du sens modal de l’énoncé repose le plus souvent sur le macro-contexte. Au-delà des tendances liées aux différents types d’éléments modaux cooccurrents dans le même énoncé, l’auteur conclut que ces interactions permettent d’exprimer des sens modaux complexes, tout comme de désambiguïser la signification modale des éléments, ou encore de restreindre ou d’élargir la modalisation qu’ils opèrent.
[Claudia CAGNINELLI]