Albin WAGENER, Discours et système. Théorie systémique du discours et Analyse des représentations, Peter Lang, Bruxelles, 2019, pp. 293.
A l’appui des travaux sur les discours comme objet d’étude scientifique et sur l’exploration interdisciplinaire en sciences du langage, dans Discours et système. Théorie systémique du discours et Analyse des représentations, Albin WAGENER poursuit ses recherches sur les questions d’identité et de culture, sur le modèle épistémologique systémique et sur le discours en tant qu’architecture théorique et méthodologique pour proposer une théorie systémique du discours visant à réunir ces questionnements par le biais d’une démarche itérative et expérimentale. Ancré dans l’hypothèse qui considère le discours comme le lieu de circulation et de production du sens et des représentations, par lequel il est possible de mieux cibler les dimensions identitaire, politique, communautaire, interindividuelle de la vie sociale, le modèle systémique auquel s’inspire l’auteur repose sur une acception complexe du sens, à la fois pluridimensionnelle et interdynamique, permettant de regarder à la complexité des discours en général dans le but de réaliser un appareil méthodologique par étapes, basé sur une théorie complexe du discours et exploitable par l’analyse du discours. Autrement dit, il envisage un dispositif scientifique pluriel en vue d’isoler des paramètres liés à la construction, à la circulation et à la transmission du sens et ainsi de rendre compte de la complexité discursive en appliquant la méthodologie d’analyse systémique du discours qui en résulte à des corpus préalablement constitués et explorés. Par cette voie expérimentale, le modèle théorique s’enrichit des questions issues de l’application méthodologique pour ouvrir de nouvelles perspectives en concevant donc le discours comme un phénomène écologique et ainsi comme destination. Il s’agit notamment du chemin qui est parcouru au long de cet ouvrage, organisé autour de trois chapitres principaux précédés par une introduction générale (Introduction : les discours comme destination, pp. 13-26) et par une conclusion sur le parcours présenté s’ouvrant sur des perspectives futures. Il se termine par une riche bibliographie (pp. 273-293) résultant de la nature plurielle, complexe et composite du travail de recherche mené par l’auteur.
Dans le premier chapitre, Théorie systémique du discours (pp. 27-98), qui est à la fois réparti en cinq sous-chapitres, WAGENER réfléchit, dans la première partie (Discours et circulation du sens, pp. 28-41), sur une définition du discours en tant que phénomène social ancré dans une perspective langagière au sens large par laquelle le discours est appréhendé comme phénomène multidimensionnel combinant production langagière et dispositifs non verbaux, ainsi que comme phénomène sociopolitique. C’est ainsi dans la deuxième partie, consacrée aux volets social et politique du discours (Un phénomène social et politique, pp. 41-54), que l’auteur se sert du courant de l’analyse critique du discours anglosaxonne (CDA) pour pousser plus loin la portée politique du discours – WAGENER souligne notamment l’incomplétude méthodologique de la CDA – en l’enrichissant d’une méthodologie autour d’un programme d’analyse fondé sur des opérations ciblant des éléments spécifiques du discours. Cette démarche permet, selon l’auteur, de concilier volet social et volet cognitif du discours, ainsi que de revenir au fonctionnement de l’individu à partir du traitement de l’information au sein de processus cognitifs. C’est pourquoi dans la troisième partie du chapitre, Cognition, sens et discours (pp. 54-68), l’auteur focalise son attention sur un modèle neuroherméneutique de l’analyse du discours axé sur la métaphore neuronale de circulation de l’information qui contribue à créer une dynamique connexionniste entre d’une part les dispositifs, les contextes et les communautés de sens et, d’autre part, le discours au niveau des interactions faisant émerger le phénomène discursif et mettant en évidence l’environnement discursif constitué par le prédiscours, l’interdiscours et le postdiscours. Il en résulte, dans la quatrième partie du chapitre (Pragmatique et sémiotique discursives, pp. 68-81), un processus contextualisé intégrant les dimensions sociale, politique et cognitive avec des retombées pragmatiques dont les effets se répercutent sur les récepteurs du discours par le biais, entre autres, de la manipulation. A partir d’un travail exploratoire sur les dimensions pragmatique et sémiotique du discours, WAGENER identifie des convergences entre l’approche de Sarfati à l’égard de la théorie du sens commun et la théorie de Stockinger sur la sémiotique doxastique en les intégrant à l’intérieur d’une théorie du discours plus complète enrichie des apports de la pragmalinguistique et de l’interaction, dans laquelle la doxa joue un rôle essentiel en termes d’émergence, de circulation et de transmission du sens. Dans la dernière partie du chapitre, Le discours comme systémique interactionnelle (pp. 82-98), les différentes dimensions discursives présentées sont combinées afin d’aboutir à une théorie systémique du discours. Celle-ci conçoit le discours comme un phénomène interactionnel écologique et sociodiscursif, dont le modèle intègre ses diverses dimensions autour de locuteurs, groupes de locuteurs, communautés de sens et institutions. Les travaux et disciplines évoqués par WAGENER dans ce chapitre représentent le point de départ tant pour sa proposition théorique d’analyse du discours (ch. II) que pour leur application à des corpus et à des phénomènes sociétaux (ch. III).
Dans le Chapitre II, Théorie systémique d’analyse du discours (pp. 99-184), qui est également structuré en cinq parties, à l’appui de la perspective systémique, l’auteur relie la théorisation discursive proposée au chapitre précédent aux outils par lesquels l’analyste du discours peut accéder aux modalités d’expression du sens au sein du discours. Un lien est donc établi entre la perspective systémique et son application à une variété de corpus dans le but de vérifier la pertinence du modèle postulé. Dans la première partie du chapitre, De l’intérêt d’une analyse des processus d’identification (pp. 99-114), le discours – et, en amont, le contexte – et son appropriation de la part des locuteurs sont examinés en tant que vecteurs et constructeurs d’identification ou, au contraire, de contre-identification. En particulier, des dynamiques sociétales précises, et donc des normes, permettent aux locuteurs de saisir les conditions les plus favorables à la production ou à la réception d’un discours et à l’interprétation de ces normes, même si la question de l’identification s’accompagne également de celle de la place accordée aux significations et aux instances discursives, et pour cela de la distinction que l’analyste doit opérer entre registres/ contextes de discours. La notion de nœud sémantique est alors introduite pour permettre aux locuteurs d’accéder à des charges sémantiques significatives justifiant les représentations au sein des systèmes discursifs et plus en général pour postuler une méthodologie systémique d’analyse du discours organisée autour d’une méthodologie itérative en six étapes à appliquer à des corpus. A ce propos, c’est dans la deuxième partie, consacrée à Etudier les corpus : la récolte lexicométrique (pp. 114-129), que l’auteur détaille ces étapes. La première relève de la constitution du corpus, rassemblant des documents discursifs divers par lesquels l’analyste observe la question de recherche à examiner, alors que c’est à partir de la deuxième phase que le corpus est réellement appréhendé pour son analyse. Ainsi la deuxième phase relève-t-elle de la collecte lexicométrique du corpus et donc de l’extraction d’éléments pouvant contribuer à mieux comprendre la structuration du sens dans les discours observés et dans la communauté discursive qui les a produits, tandis que la troisième phase vise, par le biais de la lemmatisation, à identifier parmi les lexèmes récoltés des items de sens susceptibles de constituer une aire sémantique signifiante pour l’analyste du discours. Encore les collocations lexicales – quatrième phase – contribuent-elles, par l’association des lemmes aux environnements lexicaux directs (lexèmes ou lemmes A) ou indirects (lexèmes ou lemmes B) et par la création de concaténations lemmatiques et lexicales, à dégager des régularités du corpus pouvant engendrer des indices de sémantisation. En vue d’aboutir aux résultats de cette analyse, dans la cinquième phase d’étude deux images sont produites pour mieux comprendre la construction de sens : l’une, plus directe, concerne les lexèmes ou lemmes A ; l’autre, plus indirecte, porte sur la collocation des lexèmes ou lemmes B en tant qu’environnement discursif immédiat des lexèmes ou lemmes A. Enfin, dans la sixième étape, on aboutit à une topographie discursive à entrée lexicométrique qui est le résultat du croisement des fréquences qualitatives des lexèmes ou lemmes A et B. En appliquant cette méthodologie à des exemples de corpus déjà exploités dans des études préalables – des discours en ligne en anglais au sein d’une communauté de joueurs ; des réactions antiféministes dans un forum en ligne en anglais ; des éditoriaux de quotidiens français sur une proposition de référendum en Grèce sur la dette et l’UE –, WAGENER non seulement teste sa propre méthodologie analytique systémique pour l’appliquer à des discours, mais il envisage également de la compléter par d’autres méthodologies, à savoir la sémantique des possibles argumentatifs de Galatanu (2009 ; 2012) – laquelle est examinée dans la troisième partie (La sémantique des possibles argumentatifs, pp. 129-145) et permet de construire des ontologies et des « molécularisations sémantico-pragmatiques » à partir d’exemples tirés de l’acte de langage « insulter » – et la théorie de la proximisation ou spatialisation cognitive des discours de Chilton (2005) et Cap (2010). Celle-ci, qui est abordée dans la quatrième partie (La spatialisation de l’analyse de discours, pp. 145-159), a le mérite entre autres de faire comprendre, à partir de centres déictiques délimités, des phénomènes représentationnels et sémio-pragmatiques de distanciation vis-à-vis de l’objet discursif à l’égard d’un locuteur ou d’une communauté de sens. Pour ce faire, l’auteur se sert de l’exemple du lemme « féminisme » en anglais. Les corpus utilisés par l’auteur pour tester sa démarche expérimentale d’analyse systémique du discours sont ainsi variés afin de montrer et de justifier le fait que pour toute analyse systémique du discours il est possible d’extraire une topographie sémantico-pragmatique du corpus étudié qui tire profit de la mise en partage de toutes les méthodologies présentées autour de la notion centrale de nœud sémantique. C’est notamment ce qui est exposé dans la dernière partie du chapitre, La topographie sémantico-pragmatique (pp. 160-184) qui, à l’appui du corpus des éditoriaux sur la proposition de référendum en Grèce, formalise la pertinence de la théorie d’analyse systémique de discours avec ses différentes dimensions en vue de pouvoir saisir l’ensemble des logiques sémiotiques, argumentatives, doxastiques et pragmatiques du corpus étudié.
Enfin, le troisième et dernier chapitre, Ecosystèmes discursifs et charges interactionnelles (pp. 185-258), propose une synthèse raisonnée des implications théoriques et pragmatiques qui ressortent de la théorie systémique du discours, de son pendant méthodologique représenté par la théorie systémique de l’analyse du discours et de l’analyse sur corpus examinées dans les deux premiers volets de l’ouvrage. Ce chapitre est composé de cinq parties. Dans la première, Déconstruire les écosystèmes : l’exemple du concept de culture (pp. 186-199), le concept scientifique et anthropologique de culture et d’identité, et ses applications en politique dans un corpus de définitions scientifiques sont exploités par WAGENER pour remettre en perspective la question des topographies discursives résultant des nœuds sémantiques issus d’écosystèmes discursifs larges qui influencent l’apparition des systèmes discursifs. Or, puisque les écosystèmes discursifs sont considérés comme des macro-récits assortis de systèmes complexes de représentations discursives, il est possible d’isoler, à l’intérieur du concept de culture, à la fois inscrit dans différents écosystèmes discursifs, ses enjeux pragmatiques et les glissements sémantiques relevant de processus d’idéologisation. En témoigne le lien entre le concept de culture et celui de race, montrant qu’un discours peut être le reflet d’une institutionnalisation sociétale, même en termes de discrimination. C’est notamment ce qui fait l’objet de la deuxième partie, Le discours comme institution (pp. 200-214), où le lien entre discours institutionnalisés et états de fait sociétaux, et en particulier les enjeux doxastiques des premiers montrent que les discours ont tendance à devenir des blocs axiologiques et modalisateurs qui produisent, reçoivent et transmettent des normes potentiellement ou réellement institutionnalisées, impactant les constructions discursives et leurs circulations. C’est ce qui ressort de l’exemple utilisé par l’auteur, constitué par les deux collocations « interculturel » et « dialogue » au sein du Livre blanc sur le dialogue interculturel du Conseil de l’Europe, qui met en évidence la manière dont certaines formules au sein de discours spécifiques peuvent s’institutionnaliser. L’analyse sur le lien entre l’institutionnalisation des discours et l’idéologisation des discours est ensuite reprise dans la troisième partie, L’idéologisation comme manipulation sémantico-pragmatique et sociétale (pp. 214-230), dans laquelle une distinction en fonction des objectifs pragmatiques et sémantiques est présentée, en vue d’identifier ces deux variantes de systèmes discursifs. Pour autant, relativement à l’idéologisation discursive, WAGENER s’appuie sur la manipulation en pragmatique cognitive pour souligner que, afin de réaliser son but, l’idéologisation discursive se sert des failles cognitives dans le raisonnement des individus. Ce constat met en évidence, selon lui, les effets immédiats de l’idéologisation discursive sur la cognition humaine et sociale, et l’optimisme cognitif qui caractérise les locuteurs, qui leur permet de ne pas adopter une posture critique lorsqu’ils sont soumis à des discours idéologisés. Des exemples tirés des deux corpus des éditoriaux sur la proposition de référendum en Grèce et des réactions aux discriminations sexistes dans un forum en ligne permettent à WAGENER de tester ces hypothèses : il émerge que les traits distinctifs des citations et des phrases qui y apparaissent obéissent à une logique soit d’institutionnalisation du discours soit d’idéologisation du discours. Quant à elle, la quatrième partie, Systèmes discursifs et processus d’identification (pp. 230-244), examine les processus d’identification et de contre-identification pour les mettre en relation avec les processus d’idéologisation et d’institutionnalisation discursives. En particulier, les locuteurs s’appuient sur une « effectuation identitaire » pour se relier à une société, ainsi facilitant les processus tant d’institutionnalisation que d’idéologisation dans le but d’adhérer à des discours saillants. De la même manière, il émerge aussi bien la complexité interdynamique des phénomènes d’effectuation identitaire en tant que processus de socialisation des individus strictement liés aux émotions et en tant que liens de la subjectivité à l’égard du monde, que la complexité systémique de l’identification soulignant l’importance des espaces interstitiels ou seuils reliant les intersubjectivités. Ainsi, par le biais de nœuds sémantiques tirés du corpus d’éditoriaux portant sur la proposition de référendum en Grèce, l’auteur envisage la relation entre seuil et nœud sémantique par rapport aux processus d’identification pour enfin comparer la théorie systémique des discours et la théorie des grammaires sociales de Lemieux (2009). Par cette comparaison, qui fait l’objet de la dernière partie, Vers une grammaire discursive (pp. 245-258), WAGENER postule une grammaire discursive dans le cadre de la théorie systémique des discours qui soit le résultat de la mise en perspective des systèmes discursifs comportant des règles et des métarègles souples via des axes sociaux imposés à tous les locuteurs. Ce système, dans lequel la grammaire publique s’appuie sur la métarègle de la distanciation et sur les représentations discursives, la grammaire naturelle est basée sur la métarègle de l’engagement et de la restitution, et la grammaire du réalisme est régie par la métarègle de la réalisation et de l’autocontrainte, permet donc de guider les actions des locuteurs en vue de leur permettre de structurer du sens au sein des sociétés dont ils font partie.
[Alida M. SILLETTI]