Michel BOURSE, Halime Yücel, Communication culturelle : mode d’emploi¸ Paris, L’Harmattan 2019, 273 p.
Basé sur une bibliographie solide et très vaste, allant de la linguistique à la philosophie, en passant par la psychologie sociale, la sociologie et l’anthropologie, cet ouvrage propose tout à la fois une réponse originale à la question des conditions et des modalités de la communication en général et de la communication en contexte interculturel en particulier. On y découvrira donc aussi bien une revue de la littérature scientifique, qui sera l’occasion de la découverte de tel ou tel auteur venant d’horizons différents, qu’une synthèse originale, la proposition de pistes d’actions possibles, voire souhaitables, dans une discipline qui conjugue la diversité des approches – tant la culture possède un caractère composite – et qui vise la prise de conscience de la complexité de l’Autre, condition essentielle d’une rencontre réussie.
Le point de départ est constitué par le constat du malentendu comme obstacle à la communication et comme source de tensions, de conflits et de ruptures, dont on fait l’expérience à maintes reprises dans la communication interculturelle. Or, comme le disent les auteurs, il faut se déplacer de la transmission d’un message, dont les coactants ne seraient que le support, à l’échange entre les personnes dont les messages sont l’instrument. Ce changement de perspective constitue en effet la condition pour la communication interculturelle : « il faut ainsi replacer l’altérité au cœur du processus de communication qui ne serait réussie que si les coactants acceptent de mal se comprendre » (p. 15). C’est autour de cette idée que l’itinéraire proposé par les auteurs tout au long de leur ouvrage se déroule : passer de l’idée du malentendu comme obstacle à éliminer à celle d’un malentendu comme condition d’une communication possible, d’une sociabilité et d’un voisinage entre personnes et groupes différents. Cette option a bien entendu des implications éthiques et politiques fortes, que les auteurs revendiquent, concernant notamment le rapport de forces entre majorités et minorités.
Le corps du texte se déroule autour de 6 chapitres. Le premier (langage, code, connotation) s’intéresse aux composantes linguistiques de la communication et aux obstacles pouvant surgir à cause de la langue (différence de langue mais, plus fondamentalement, ambiguïté foncière du langage). En passant en revue les apports de la réflexion linguistique (Saussure, Benveniste, Sapir et Whorf, Jakobson, Bloomfield, Hjelmslev, Barthes), les auteurs montrent les limites d’une conception uniquement référentielle du langage, ainsi que de la conception de la communication comme transfert d’une information entre des sujets transparents. Ils s’attachent donc à montrer la complexité de cet acte, ses implications affectives et connotatives, les allusions et autres dimensions implicites qui rendent le phénomène de la communication infiniment plus riche et complexe qu’une approche réductrice pourrait bien nous le faire croire.
Le chapitre deux (la variation culturelle), qui part du constat que la communication ressemble souvent à un dialogue de sourds, explore la littérature consacrée à la dimension pragmatique du langage, ainsi qu’à la variation culturelle des rituels communicatifs, sources de malentendus spécifiques (distorsions interprétatives par rapport aux attitudes et comportements mis en œuvre par les coactants dans la situation de communication). À partir des travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni et en convoquant les apports de nombreux autres auteurs (D. Hymes, D. C. Barnlund, Gumperz, Bourdieu, Goffman, Rogers entre autres), on montre la complexité des dimensions qui interviennent pour permettre l’« accordage » entre les participants. Cette complexité découle notamment du feuilleté de niveaux qui doivent entrer en ligne de compte : en plus du niveau linguistique, les niveaux intrapsychique, interactionnel et social. L’interaction constituant souvent une intrusion dans la sphère de l’Autre, des rituels de politesse visant à préserver la face de l’interlocuteur sont mis en place mais, une fois de plus, ceux-ci sont culturellement déterminés et peuvent conduire à une mauvaise interprétation des comportements adoptés, que seule une attitude d’empathie peut arriver à surmonter.
Le chapitre trois (le contrat de communication) développe la complexité des éléments intervenant dans l’échange communicatif, et qui déterminent la construction du sens, à partir de considérations d’ordre sémiotique, à savoir le partage de « codes » communs, permettant d’attribuer une signification aux signes échangés par les partenaires de l’interaction. Les fondements théoriques convoqués dans ce cas sont les travaux d’U. Eco sur les « encyclopédies » et ceux de M. Pêcheux sur l’idéologie, concrétisée, entre autres choses, par les « formations discursives » qui montrent l’aspect préconstruit du langage, la pression sociale sur les locuteurs, contraints de prendre un habitus linguistique et de subir des formes de censure sociale (Bourdieu), ce qui mène à une forme de « guérilla sémiologique », que l’on ne pourra dépasser que grâce à la coopération du récepteur, responsable de la construction du sens tout autant que l’émetteur. Si tout cela conduit à une instabilité foncière du sens, une composante importante intervient malgré tout pour limiter l’incertitude ; celle-ci représente la fonction sociale de la culture et du groupe d’appartenance : il s’agit de la communauté interprétative et du contrat d’interprétation. Les auteurs convoqués dans ce cas (E. Veron, Greimas, Charaudeau, Jost, pour arriver jusqu’aux approches philosophiques de Husserl et Derrida) permettent de montrer à quel point la détermination et le partage d’un sens autour d’un échange verbal sont fonction d’une co-intentionnalité des coactants, ce qui exige une négociation de l’accord ainsi que la convergence autour d’un foyer commun, à travers un processus adaptatif et social de l’usage de la langue. La conclusion vise à montrer la limite du modèle du code (communication comme codage et décodage d’un invariant), qu’il faut, dès lors, remplacer par le modèle inférentiel, basé sur la formulation d’hypothèses à partir des différentes dimensions évoquées, ce dont rend compte, entre autres, P. Grice, à travers sa théorie des maximes conversationnelles.
Le chapitre quatre (l’« accordage » affectif) est consacré à l’empathie et se concentre tout particulièrement sur la fonction phatique du langage, en tant que recherche commune, dans et par le langage, d’une communion affective entre les coactants, ce qui constitue la condition de n’importe quel type de communication, bien avant le partage d’un code linguistique commun, qui peut bien souvent s’avérer illusoire. A partir de la théorisation de Malinowski et surtout de Jakobson, les auteurs explorent les dimensions de cette fonction, qui prend également en compte les aspects implicites, comme les implicatures conversationnelles de Grice, ainsi que la fonction métalinguistique, dans la mesure où celle-ci permet de s’accorder sur le sens à attribuer aux procédés phatiques, à la nature parfois indéterminée. Une partie du chapitre est également consacrée à la gestualité (Cosnier, Ekman) en tant qu’élément phatique permettant, entre autres choses, d’aider au décodage des énoncés, de gérer l’alternance des tours de parole ainsi que la relation entre les partenaires, ce qui vise à assurer une forme d’« accordage affectif », à savoir l’empathie aboutissant à un équilibre confortable entre les tendances au rapprochement et à l’évitement que toute relation nous inspire. Pour qualifier cet état d’équilibre, les auteurs proposent le terme d’« homéostasie », emprunté à la biologie, et montrent à quel point la fonction phatique peut y contribuer aux différentes étapes de l’interaction. C’est à ce sujet que sont convoquées les analyses de Goffman concernant les rituels de la relation, ainsi que les phases de l’échange identifiées par l’analyse conversationnelle (Schlegloff, Traverso).
Le cinquième chapitre (le jeu) adopte par contre la perspective de la validité pratique de la communication intersubjective, à savoir sa dimension pragmatique d’acte de langage. Après avoir évoqué les conditions de validité proposées par Habermas (qu’on retrouve par ailleurs chez Grice), les auteurs évoquent la théorie des actes de langage d’Austin, ainsi que la dimension polyphonique mise en avant par Bakhtine et Ducrot, qui révèle la complexité des voix s’exprimant dans la prise de parole individuelle ainsi que les résonances que celle-ci peut avoir par rapport aux instances discursives qui la traversent. Une place centrale, dans cette réflexion, est accordée aux théories avancées par Ludwig Wittgenstein concernant les « jeux de langage », qui démontrent le caractère illusoire d’une signification purement compositionnelle, reposant sur le sens des mots. En effet, « seule la proposition a un sens » (p. 181) et la notion de jeux de langage désigne précisément les utilisations différentes des signes en fonction des activités que l’on accomplit (genres de discours, situations ou actes de langage), qui modifient radicalement le sens des propositions, tout comme la règle du jeu modifie la valeur de l’objet employé dans le jeu lui-même. C’est le conflit entre des règles du jeu différentes qui est à la base de l’incompréhension des propositions échangées et qui peut aboutir à des « différends », véritables conflits de sens, qui mènent à des rencontres ratées, telles qu’on peut ordinairement les observer dans les situations de conflit interculturel.
Le dernier chapitre (les antagonismes culturels) s’intéresse aux problèmes interprétatifs (surtout en réception), qui reposent sur la perception biaisée de la communication par référence au « logiciel » culturel de chacun des coactants, ce qui se concrétise ordinairement par la notion de préjugé et par les conséquences pratiques des stéréotypes en termes de prophétie autoréalisatrice. Les auteurs proposent un tour d’horizon autour des analyses les plus répandues des dimensions culturelles, depuis Hofstede jusqu’à Schwartz et Hall, qui constituent autant de clés de lecture ou, si l’on préfère, de règles des jeux de langages pratiqués simultanément et inconsciemment par les coactants et qui mènent à des résultats divergents par rapport aux intentions du locuteur, qu’il s’agisse de valeurs plus ou moins abstraites – telles que la masculinité ou la féminité – ou de la gestion concrète de l’environnement (temps, espace, intrusions dans la territorialité, contact physique et visuel). Bref, c’est, une fois de plus, la complexité pluridimensionnelle de la communication et de son interprétation qui émerge au terme de cette analyse. C’est, dans ce cas, la perspective conversationnelle de Kerbrat-Orecchioni et d’Armengaud qui est proposée par les auteurs.
Dans la conclusion, les auteurs reviennent sur la notion de malentendu, dont il est montré le caractère non seulement inéliminable, mais nécessaire, voire souhaitable, afin de permettre aux coactants de prendre conscience de l’épaisseur et de la richesse de l’Autre. L’argumentation passe à travers la présentation de deux auteurs principalement : les philosophes K. Appiah et J. Rancière. Le premier préconise le « cosmopolitisme », qui consiste à accorder moins d’importance aux principes qu’aux pratiques, car ce sont ces dernières qui permettent de vivre ensemble en paix. Cela entraîne l’adoption d’une « éthique de l’instabilité », s’opposant à un universalisme systématique et rigide. Rancière, quant à lui, argumente en faveur de la mésentente comme condition pratique du vivre ensemble démocratique, à condition, toutefois, de reconnaître la rationalité et le droit à la parole de l’Autre, bref, à son statut de personne. La construction de la scène de la mésentente et de la « synthèse argumentative » permettant de s’approprier la langue des autres est confiée aux réflexions finales de J. Habermas, pour qui le terrain commun, dans le contexte interculturel comme dans toute autre forme de communication, n’est jamais donné, mais se forme dans la rencontre.
L’ouvrage adopte donc un parti-pris résolument optimisme et montre un fil rouge à travers la présentation d’une littérature abondante. On y trouvera de nombreuses suggestions théoriques et des remarques originales. La seule réserve que nous nous permettons de formuler à l’égard de ce travail concerne l’absence d’explicitation de sa structure : le parcours n’est pas déclaré ouvertement dans l’introduction et les chapitres se présentent comme une réflexion suivie, sans division en paragraphes, ni bilan final. La conclusion aussi apparaît comme un énième chapitre, que les auteurs utilisent pour présenter de nouveaux théoriciens qui n’avaient pas encore été mentionnés auparavant et auxquels ils finissent par confier leurs propres conclusions, qui ne sont pas présentées comme telles. On aurait aimé entendre davantage leur voix et leurs argumentations, car cette volonté apparente d’impersonnalité discursive se traduit parfois par l’absence de prise de position, notamment lorsque plusieurs options descriptives sont présentées, car, dans ces cas, les alternatives, bien que sous-tendues par une convergence de fond, découpent le champ descriptif de manière différente. Dans ce cas, la hiérarchisation des options recensées aurait constitué un outil précieux permettant au lecteur de mieux se positionner à son tour.
[Ruggero DRUETTA]