Dominique Serre-Floersheim, Le discours antisémite sur Internet. La circulation de la haine en France aujourd’hui, Paris, Éditions Honoré Champion, 2022, pp. 232.
Agrégée de Lettres et Docteure d’État, Dominique Serre-Floersheim a mis ses compétences académiques au service de l’analyse des discours de la haine antijuive. Cette étude est la seconde rédigée par cette autrice, qui définit son travail, s’inscrivant dans le fil des nombreuses recherches sur l’antisémitisme, comme « une petite pierre » ajoutée à « l’édifice de la tolérance » (p. 214) . En effet, on retrouve sous sa plume un autre ouvrage du même sillage, datée de 2019 : La Rhétorique de la haine. La fabrique de l’antisémitisme par les mots et les images, également éditée chez Honoré Champion.
Dans son premier essai, D. Serre-Floersheim dévoile déjà les racines de l’antisémitisme en ajoutant aux études des historiens une analyse des discours de la haine antisémite. L’autrice nous met face à un double questionnement : comment un créateur pouvait-il produire des contenus aussi violents et haineux et comment les peuples avaient-ils pu adhérer à des tels propos (D. Serre-Floersheim, La Rhétorique de la haine. La fabrique de l’antisémitisme par les mots et les images, 2019, p. 9)? Elle cherche des réponses à ces interrogations en creusant dans un panel de textes et images antisémites issus d’auteurs et œuvres plus ou moins célèbres, comme Drumont, Brasillach ou Céline. D. Serre-Floersheim travaille, comme l’anticipe le titre, sur la rhétorique des écrivains antisémites et sur la représentation – écrite et illustrée – du Juif au fil des siècles, en analysant les préjugés et les idées reçues qui entourent la haine antijuive à l’aide d’exemples concrets. Cette recherche jette les bases de l’ouvrage suivant, Le discours antisémite sur Internet, mais les deux se distinguent par l’approche utilisée. Par rapport au premier, qui se présente comme une analyse diachronique des principaux discours antisémites du XVIIIe jusqu’au XXe siècle, ce dernier essai est une analyse synchronique des discours contemporains qui ont trouvé un certain écho sur la Toile et qui sont légitimement comparables aux écrits antérieurs.
Le discours antisémite sur Internet commence avec une réflexion sur une vidéo de l’essayiste négationniste Hervé Ryssen où il affirme que, puisque les Juifs considèrent la sodomie comme une pratique normale et que les Chrétiens ne la conçoivent pas du tout, il y a un fossé entre les deux cultures (YouTube, avril 2016 « Les mœurs bizarres des Juifs » ; p. 10), le tout accompagné par des détails vulgaires et des propos insultants. Ce discours a été rapporté pour amener le lecteur à réfléchir sur le fait que les Juifs continuent à être stigmatisés à l’époque contemporaine, malgré les horreurs du XXe siècle. Après cette introduction incisive, D. Serre-Floersheim explique l’origine de son projet avec un renvoi à l’œuvre précédente. En effet, à la base de ces livres il y a deux questions qui constituent « l’enjeu de La Rhétorique de la haine » (p. 12) : comment les propos antisémites ont-ils pu émaner de personnes aussi instruites et cultivées ? Et comment ont-ils pu avoir une réception si enthousiaste ? L’enquête est devenue tellement cruciale que les questions que l’écrivaine s’est posée servent de titres aux chapitres de son essai. Le lecteur pourra donc jongler parmi les sections Qui parle ?, À qui ?, De quoi ?, Où ?, Quand ?, Comment ?, jusqu’à l’interrogation la plus attendue : Pourquoi ?. À la fin de ce voyage au bout de l’antisémitisme, D. Serre-Floersheim nous propose des solutions pour contrer ou réagir à cette vague de haine, dans le chapitre Que faire, alors ?. Cette stratégie méthodologique a une fonction didactique et performative et se présente comme un appel à l’action, qui invite le lecteur à se poser des questions pertinentes et à chercher des réponses. Par ailleurs, le livre possède aussi un but vulgarisateur, comme le déclare ouvertement l’autrice même, pour inciter le grand public à faire une démarche concrète de déconstruction de ces discours racistes.
Cet essai est plus actuel que le précédent car il se base sur un vaste corpus qui va de l’humoriste Dieudonné à des sites d’extrême droite comme Égalité et Réconciliation. D. Serre-Floersheim passe ici du statut d’écrivaine à celui d’avocate de la défense, qui prend le parti des victimes de la haine. Les sources principales des informations analysées sont au nombre de deux, Youtube et Twitter, pour prendre en compte aussi bien l’oralité que l’écriture. Les discours rapportés dans cet essai témoignent aussi de l’exigence de désigner un ennemi commun pour justifier les différentes crises qui traversent notre société. La visée de cette analyse textuelle est de reconnaître les leitmotivs discursifs et rhétoriques de l’antisémitisme qui sont restés constants au fil du temps : animalisation, perversion, mise à l’écart, accusation de complot et rejet sans appel à l’égard des Juifs. Un utilisateur de Twitter les appelle « hypocrite serpent [sic], sale race de vipères » (« Arretetonchar », 25 mai 2018 ; p. 18), un autre les définit des « colons nazionistes » (« Long life in Palestine », 12 août 2018 ; p. 21) et Roger Garaudy, homme politique et philosophe, désigne leur génocide comme un « Shoah business » (p. 34). Ces arguments et propos insultants tournent autour de deux grands motifs qui abritent les principaux discours de la haine circulant sur les réseaux sociaux : la (non-)véridicité de la Shoah et la question israélo-palestinienne. Négationnistes et antisionistes vont de pair : ils ne croient pas en la vérité de la Shoah pour absence de preuves, jusqu’à parler de « prétendues chambres à gaz hitlériennes » et de « prétendu génocide des Juifs » (p. 26), tout en arguant qu’il s’agit d’une invention visant à justifier « toutes les exactions de l’État d’Israël en Palestine » (p. 19).
En même temps, D. Serre-Floersheim compare les techniques rhétoriques des antisémites d’hier, de Voltaire à Céline, aux méthodes des contemporains. Nombreux sont les points communs, comme les mots-valises et les néologismes tendancieux sous couvert d’humour. La créativité est mise au service de la haine afin de produire des expressions tels que « nazionistes » (p. 21), « anthyssemytho » (p. 31), « shoarnaque » (p. 114) ou l’homophone « AntiCesMythes » (p. 33). Parfois l’insulte croise le culturème, en créant des jeux de mots puisant dans la culture populaire tels que « Shoah must go on » (p. 118), expression paronyme qui a aussi le privilège d’être internationale. Un paragraphe est d’ailleurs consacré à l’humour et aux « blagues », sur lesquels l’écrivaine ne transige pas : « le propos n’est pas tant offensif que blessant ; il constitue un outrage à la mémoire des déportés » (p. 62).
Même s’il s’agit de discours sur Internet, les références littéraires ne manquent guère et les grands antisémites du passé sont utilisés comme terme de comparaison. À ce propos, l’autrice remarque que les internautes ne font aucun effort pour maintenir une élégance du style, qu’il y a plus d’agressivité, véhiculée par les lettres capitales et les gros mots. Elle souligne aussi le manque d’attention envers l’orthographe et envers la syntaxe, souvent erronées ; ce trait est, du reste, caractéristique des discours numériques issus de l’extrême droite . L’autrice en profite pour lancer une provocation âprement ironique dont la cible sont les nationalistes qui veulent « préserver la France – mais cela ne semble pas inclure sa langue » (p. 164).
Les discours natifs d’Internet ont le privilège d’être immédiats, contrairement aux discours antisémites avant l’avènement des réseaux sociaux et de pouvoir être anonymes. En revanche, les antisémites français des siècles passés ont presque toujours signé leurs œuvres, aussi scabreuses soient-elles, comme les pamphlets de Céline, auxquels D. Serre-Floersheim accorde une attention particulière dans l’essai précédent. L’écrivaine observe avec un regard distancié les propos grossiers qu’elle rapporte, en conservant un style simple mais solennel et élégant et en nous rappelant que la liberté d’expression ne doit pas être un laissez-passer pour répandre autant de haine. Malgré un style accessible à un grand public et l’engagement de l’autrice pour prendre son lecteur par la main, on reste souvent stupéfaits par la quantité de formes que peut prendre la haine et par la violence des contenus rapportés, dont l’accumulation est parfois difficile à intégrer. En outre, la densité des informations et des différents corpus par page est importante et même un lecteur attentif a besoin de prendre son temps pour les élaborer.
En conclusion, ce travail constitue une base d’analyse pour tous les discours de haine et représente une étape importante sur le long chemin de la lutte contre l’antisémitisme qui continue de croître . Comme l’explique D. Serre-Floersheim dans son ouvrage, « la résurgence du discours antisémite coïncide quasiment toujours avec une période de crise » (p. 136) où on cherche un bouc-émissaire à blâmer. Le choix de la victime se base, selon l’autrice, sur trois critères : visibilité, vulnérabilité et crédibilité (pp. 199-200). Le Juif répond aux trois caractéristiques pour des raisons physiognomoniques (prétendues), de minorité et de doxa sur les préjugés et les mythes conspirationnistes. Ajoutons que, par ailleurs, les théories de D. Serre-Floersheim sont confirmées par Delphine Horvilleur, écrivaine et rabbine française, qui a déclaré dans un interview que l’antisémitisme est le symptôme d’une crise plus profonde et d’une haine qui va bientôt frapper tout le monde. Nous devons donc nous attendre de plus en plus à des études de ce type, car on est en train de traverser une période de crise où le nombre d’incidents de violence physique ou verbale à l’encontre des Juifs et d’autres communautés, ethniques ou de genre, est malheureusement destinée à augmenter. Gardons donc précieusement l’enseignement que D. Serre-Floersheim inscrit dans la dédicace de son essai précédent : « trois mots à retenir pour contrer la haine : amour, humanisme et TOLÉRANCE ».
[Rachele SCHIERA]