Sara AMADORI, Cécile DESOUTTER, Chiara ELEFANTE, Roberta PEDERZOLI (éds.), La traduction dans une perspective de genre. Enjeux politiques, éditoriaux et professionnels, LCM, La Collana / The Series, 2022, pp. 154.
Édité par Sara AMADORI, Cécile DESOUTTER, Chiara ELEFANTE et Roberta PEDERZOLI, cet ouvrage se penche sur un sujet qui interpelle depuis des années les chercheur·euses de nombreux pays et qui demeure de grande actualité : la traduction envisagée dans une perspective de genre.
Comme le soulignent les éditrices qui introduisent le volume (Traduction et genre : engagement éthique et défis professionnels, p. 7-16), à l’aune d’une relation synergique entre études traductologiques et études de genre, on peut bien constater que la traduction, en plus d’être une pratique de transfert culturel, se configure également comme « un instrument politique de résistance et d’émancipation » (p. 7), favorisant l’évolution de la langue vers une plus grande représentativité et inclusivité. L’effet souhaité est de promouvoir une approche ouverte, respectueuse et accueillante à l’égard des complexités et des différences qui enrichissent nos sociétés.
Dans la première contribution (“Thematic Adaptation”. On Localizing the Language of “Global Feminism” and Gender Politics in Transnational Feminist Translation Practice and Studies, p. 17-31), Luise von FLOTOW développe la réflexion sur les approches du féminisme, notamment le « féminisme global » (ou international) et le « féminisme transnational » (focus plus local qui tient compte des différences entre cultures), et remarque comment l’application du concept de gender mainstreaming a échoué au niveau global, faute d’une définition claire et univoque de la terminologie liée à la notion de genre. Pour ce qui est de la traduction du « discours international sur le genre », une série d’études sont présentées, mettant en évidence les difficultés qu’implique la transposition du terme anglo-américain gender et de ses dérivés gender mainstreaming, lesbian, honour-killing, slut, transférés d’une langue-culture à l’autre par « adaptation thématique », explication ou traduction directe. La spécialiste décrit enfin un projet de traduction « localisée » ou tradaptation réalisé au Québec, Corps Accord. Pour une sexualité positive (2019) : une traduction féministe intersectionnelle, décolonisée et transnationale de chapitres tirés de Our Bodies, Ourselves, le manuel américain sur la santé reproductive des femmes datant de 1970. Reposant sur l’emploi d’un langage neutre et sur l’inclusion d’autres identités dépassant la binarité de genre, l’« adaptation thématique » se confirme être la stratégie la plus probante pour répondre aux exigences de localisation.
À partir de l’expérience de Barbara Bray, médiatrice interculturelle à la BBC pendant une vingtaine d’années (Barbara Bray (1924-2010) comme médiatrice interculturelle à la BBC de 1953 à 1972, p. 33-47), Pascale SARDIN pose la question de la faible rémunération qui récompense les métiers de la traduction, une activité professionnelle, souvent exercée par des femmes, qui ne jouit pas encore de la reconnaissance qui lui est due. Cela tient, entre autres, comme le relève Venuti, à « la nature seconde de la traduction » (p. 34) et aux lois sur les droits d’auteur, d’où le faible pouvoir de négociation des traductrices et des traducteurs. À l’aide des documents conservés dans les archives écrites de la BBC, Sardin montre que, tout au long de son intense collaboration avec la chaîne d’information britannique en tant que traductrice et adaptatrice de pièces radiophoniques, ainsi que critique, scénariste et autrice, Barbara Bray a défendu avec véhémence son droit à une meilleure rémunération, en revendiquant une juste appréciation des compétences mises en œuvre et du travail effectué comme intermédiaire interculturelle et littéraire au niveau transnational. Parmi ses travaux les plus remarquables figure l’adaptation de Moderato Cantabile, un court roman dialogique de Marguerite Duras publié en 1958. L’engagement de Bray a entraîné des retombées positives sur la catégorie des traducteurs-adaptateurs du point de vue contractuel.
Giuseppe SOFO (“Le professeur est très intelligent / La prof est très attirante”. Recognizing and Reducing Gender Bias in Neural Machine Translation, p. 49-68) s’interroge sur l’évolution des représentations de genre dans le contexte de la traduction automatique. C’est là un aspect qui mérite une réflexion, vu l’impact grandissant de la TA sur la société et la mise au point de logiciels de plus en plus performants, jusqu’à l’avènement de la traduction automatique neuronale (Neural Machine Translation ou NMT). Focalisant son attention sur le biais de genre dans ce domaine, Sofo constate, avec des études de cas à l’appui, une intensification des représentations stéréotypées dans les textes issus de la traduction automatique à cause du machine bias. Ce phénomène semble relever de trois facteurs : le biais humain, puisque c’est un être humain qui choisit les données pour créer des modèles de traduction automatique ; les corpus utilisés, eux-mêmes biaisés car ils sont construits à partir de données historiques et de stéréotypes enracinés dans le tissu social ; un mécanisme inhérent au système de NMT, du fait d’algorithmes qui traitent le masculin comme la forme prévisible et le féminin comme une « déviation » (p. 60) de cette norme. Sofo illustre ensuite les stratégies mises à l’épreuve afin de réduire, voire d’éliminer les biais de genre de la traduction automatique. Finalement, conclut l’auteur, il convient que les utilisateurs soient bien conscients des atouts indéniables mais aussi des lacunes possibles de ce type de traduction.
L’article de Beatrice SPALLACCIA (Queering the Gender Binary. American Trans-Themed YA Literature and Its Translation into Italian, p. 69-87), qui clôt le premier volet de l’ouvrage, prend pour objet la littérature américaine Young Adults sur les identités transgenres et sa réception en Italie. Après avoir retracé l’évolution des romans transcentrés aux États-Unis, l’auteure s’arrête sur le contexte éditorial italien qui, plutôt réticent envers les thématiques LGBTQ+, n’a commencé que récemment à s’ouvrir à quelques titres. Spallaccia met l’accent sur les enjeux traductifs que soulève la transposition en italien, langue ayant son système de marquage du genre grammatical, des formes linguistiques neutres récurrentes dans ces ouvrages. Deux études de cas sont proposées : la traduction du livre Cemetery Boys de l’auteur trans et latinx Aiden Thomas (2020) et la possible traduction du graphic memoir, pas encore traduit, Gender Queer de l’auteur non binaire et asexué Maia Kobabe (2019). Le défi à relever pour le traducteur consiste à préserver l’identité fluide des personnages, tout en assurant la lisibilité du texte cible. Parmi les stratégies disponibles, le recours au schwa ǝ, au morphème –з ou au néologisme inclusif lǝi : autant de tentatives, quoique partielles, au croisement du compromis linguistique et de l’innovation, qui nécessitent une élaboration plus poussée. Spallaccia reconnaît le rôle positif de la traduction dans la transmission de nouveaux modèles possibles et, par là, la compréhension d’un contexte social articulé, en vue d’une société réellement inclusive.
Vient ensuite la Section thématique : L’engagement politique, intellectuel et traductif de l’édition jeunesse indépendante entre la France et l’Italie, coordonnée par Sara AMADORI, Valeria ILLUMINATI et Roberta PEDERZOLI (p. 91-95). Cette section s’inscrit dans le cadre du travail mené par le groupe de recherche MeTRa au sein du Département d’Interprétation et de Traduction de l’Université de Bologne-Forlì sur la réception et la traduction italienne d’ouvrages de littérature de jeunesse qui adoptent une perspective de genre. En conjuguant les approches de genre avec les études traductologiques et l’analyse du discours, les trois contributions regroupées dans ce deuxième volet scrutent le monde de l’édition jeunesse italien, en particulier les ouvrages qui contribuent à l’éducation à la parité de genre.
Dans son article (Édition jeunesse généraliste, traduction et questions de genre. Analyse comparée du geste éditorial de Babalibri et de L’école des loisirs, p. 97-112), Sara AMADORI compare les politiques qui définissent le « geste éditorial » de deux maisons d’édition jeunesse généralistes, L’école des loisirs et Babalibri, qui entretiennent une relation de longue date basée sur l’échange de droits d’ouvrages à traduire. L’analyse de l’« éthos éditorial » projeté par les dirigeant.es dans leurs entretiens ainsi que par leurs catalogues et leurs choix épitextuels révèle deux positionnements différents en matière de questions de genre. Là où la maison d’édition française, libre et indépendante, se caractérise par une attitude plus audacieuse et plus encline à l’engagement politique, la maison d’édition italienne, tout en encourageant l’éducation à l’esprit critique et à l’accueil des diversités, témoigne d’une ouverture plus timide aux thématiques de genre lorsqu’elles sont abordées de façon trop explicite, et ce, en raison d’un contexte littéraire et socioculturel différent. Pour ne pas forcer la réceptivité d’un lectorat qui n’est pas encore prêt, le « geste éditorial » de Babalibri se place donc sous le signe de la prudence, comme l’atteste la « réception ‘sélective’ » (p. 104) des albums français. Amadori souhaite qu’à l’avenir la maison d’édition italienne puisse faire preuve d’une plus grande audace dans ses choix éditoriaux en œuvrant activement à la sensibilisation des jeunes lecteurs et lectrices à l’inclusivité.
Roberta PEDERZOLI (Édition pour la jeunesse indépendante entre engagement éthique, traduction et questions de genre. Le geste éditorial de Camelozampa et Settenove (p. 113-130), pour sa part, s’intéresse à deux jeunes maisons d’édition indépendantes italiennes, Camelozampa et Settenove, dirigées par des femmes. L’analyse des sites et des catalogues respectifs, ainsi que des deux corpus d’entretiens, montre deux maisons d’édition à l’écoute de leur lectorat, tout aussi sensibles aux questions sociales et de genre. Chacune dévoile néanmoins un ethos différent. Sans se spécialiser sur un thème précis, Camelozampa fait de la qualité littéraire et esthétique de son offre éditoriale son point de force, visant à solliciter « la recherche du bonheur, la compréhension et le respect de la diversité et la conscience de soi » (p. 117). La traduction, qui se veut proche du texte source, joue un rôle central, les ouvrages étrangers stimulant la réflexion sur les représentations et les identités de genre. Settenove affiche l’ethos d’une maison d’édition féministe, ouvertement engagée dans la lutte contre les inégalités, la prévention de la discrimination et de la violence contre les femmes. Côté traductif, elle est très attentive à la sélection et à la transposition des ouvrages dans le contexte italien ; elle mise également sur la récupération de textes du passé qui sont encore très actuels. Tel est le cas de Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, un album français des années 70 signé par Christian Bruel, traduit en 1978 mais désormais introuvable, dont on a proposé une nouvelle version très fidèle à l’original, Storia di Giulia che aveva un’ombra da bambino.
Dans la dernière contribution (Une maison d’édition pour la jeunesse indépendante et militante. Engagement, traduction et questions de genre chez Lo Stampatello, p. 131-148), Valeria ILLUMINATI porte son attention sur les politiques éditoriales d’une petite maison d’édition indépendante italienne, Lo Stampatello, spécialisée en thématiques LGBTQ+. Le corpus analysé, comprenant l’offre en livres et en entretiens écrits et oraux, permet de cerner un « ethos éditorial » engagé qui guide les choix d’une maison d’édition militante, « à vocation sociale » et « du côté des enfants » (p. 135). Les deux éditrices, un couple de mères lesbiennes, sont particulièrement sensibles à la question de l’homophobie et du harcèlement homophobe. C’est justement pour combler un vide littéraire en matière d’homoparentalité sur le marché éditorial italien qu’est née cette entreprise familiale, qui se donne pour mission de proposer des représentations plurielles échappant aux stéréotypes sexistes. Dans ce parcours d’innovation éditoriale, qui bénéficie de modalités nouvelles comme le financement participatif, on n’hésite pas à aborder des thèmes ‘tabous’ et la traduction, à côté de l’écriture et de la « mise en livre » (p. 139) des textes, s’avère un outil incontournable pour le développement d’une dimension inclusive. L’approche traductive adoptée privilégie la manipulation en termes de réécriture et d’adaptation du texte source au contexte d’arrivée afin d’en accentuer la dimension de genre ; une démarche qui, observe l’auteure, présente encore des limites, surtout dans l’emploi du langage inclusif qui n’est pas systématique.
En clôture du volume, on trouve les notices bio-bibliographiques des Auteur.es (p. 149-152).
[ALESSANDRA ROLLO]