Geneviève Bernard BARBEAU, Franz MEIER, Sabine SCHWARZE (éds.), Conflits sur/dans la langue: perspectives linguistiques, argumentatives et discursives, Peter Lang, Berlin, 2021.
Cet ouvrage, qui englobe dix articles consacrés à la construction linguistique, argumentative et sociodiscursive des conflits, possède un point de départ précis : la langue. La finalité de cet ouvrage, en effet, est de mettre en évidence les mécanismes qui font surgir des prises de position opposées au sujet de la langue. La spécificité des recherches proposées est incarnée par le fait que certains phénomènes sociaux sont susceptibles d’engendrer opposition, confrontation, violence verbale. L’intérêt de cet ouvrage est donc lié au fait que les analyses, qui se développent tant sur l’axe synchronique que sur l’axe diachronique, photographient des contextes conflictuels ayant une nature variée : contexte social, historique, géographique et politique. Les canaux de communication qui accueillent ces contextes problématiques sont les médias, les entretiens sociolinguistiques, les discussions en ligne ou les témoignages.
La première contribution, « Polémique et querelle : éléments d’un historique de deux concepts associés aux conflits linguistiques et à leur négociation publique » est signée par Sabine Schwarze. Sa recherche est focalisée sur l’étude, d’un point de vue historique et lexicographique, de concepts (querelle, polémique, débat et discussion) employés par les locuteurs et par les chercheurs pour dire les conflits. L’auteure se concentre davantage sur les termes querelle et polémique et propose un modèle pour les distinguer dans le cadre d’une analyse pluridimensionnelle de la confrontation verbale.
Vanessa Wettengl, dans sa contribution « Mommy de Xavier Dolan : une analyse sociodiscursive d’une polémique linguistique » se penche sur les réactions des citoyens québécois par rapport aux choix linguistiques employés par Xavier Dolan dans son film Mommy. La polémique autour du film s’amplifie autour de la langue française au Québec, ce qui permet à l’auteure de développer deux axes d’investigation : la polémique sur la langue (dichotomisation, mémoire polémique) et la polémique dans la langue (les axiologiques, le ton, les amalgames).
La querelle québécoise sur la langue intéresse également la contribution de Geneviève Bernard Barbeau et Chiara Molinari intitulée « Bonjour/hi, ou quand la polémique arrive par les mots ». Les auteures conçoivent Bonjour/hi comme un mot-événement : le passage du rituel de salutation à la formule passe par des enjeux spécifiques : la charge argumentative et idéologique de l’expression, le poids des données prédiscursives réactualisées dans l’échange, la valeur de la langue dans les interactions en contexte commercial ainsi que la dimension polémique de Bonjour/hi.
Le contexte sociolinguistique québécois occupe également la contribution de Franz Meier intitulée « Adidas, moi, c’est fini. Postures déontiques dans les actes directifs en interaction sociale : le cas de l’appel au boycottage comme réplique à un conflit linguistique en contexte québécois. » L’appel au boycottage est analysé du point de vue de la posture déontique : de l’engagement individuel des citoyens à l’acte collectif, en passant par l’acte impersonnel, l’auteur retrace différentes formes d’appel au boycottage par les traces énonciatives des locuteurs ou des destinataires des messages.
L’enquête ethnographique de Samuel Vernet propose, ensuite, d’analyser les modalités d’enseignement du français à l’Université de Moncton en Acadie du Nouveau-Brunswick. Sa contribution, « Entre français standard et vernaculaire acadien, l’invisibilisation du conflit linguistique », a l’objectif de comprendre comment le français local est accueilli pour construire une sorte de « complémentarité consensuelle ». La diversité linguistique passe, selon l’auteur, par une profonde conscientisation sociolinguistique des apprenants. Les réflexions proposées dans cette contribution s’appuient sur des données récoltées pendant des cours obligatoires de langue française et mettent en relief les rapports de force inscrits dans certaines stratégies discursives et argumetatives.
Dans « L’ethos d’une défenseure de la langue : le cas de Thérèse Léotin », Alla Klimenkowa attire l’attention sur les pratiques de légitimation, de crédibilité et de captation employées par l’écrivaine martiniquaise créolophone. L’image oratoire de l’écrivaine occupe, selon l’auteure, deux espaces différents : d’un côté, Thérèse Léotin se peint en combattante pour la défense de la langue opprimée, de l’autre, elle assume une posture énonciative forte, d’accusation. Cette dualité se concrétise également dans l’écart entre l’appel à l’héritage linguistique de la communauté antillaise et le refus de folkloriser la langue créole.
L’ampleur géographique des contributions précédentes s’enrichit d’un regard sur la France dans la contribution « L’écriture inclusive entre discours de la presse et discours métalinguistique ordinaire : quelles autorités ? » de Stefano Vicari . L’auteur insiste sur la notion d’autorité et son actualisation dans les titres du Figaro et du Monde ainsi que dans les commentaires des scripteurs réagissant aux titres mêmes. Les analyses contenues dans cette contribution avancent l’hypothèse d’une typologie de mécanismes voués à co-construire et à déconstruire l’autorité au cours des interactions.
Le domaine de l’information intéresse également Antoine Jacquet qui, dans sa contribution: « La langue des journalistes web vue par les commentateurs et les rédactions : des considérations conflictuelles ? », cherche à déceler les postures conflictuelles entre les professionnels de l’information et leur lectorat. Le corpus est focalisé sur cinq sites d’information belges francophones (DH.be, LaLibre.be, LeSoir.be, RTBF Info et RTL Info) : l’auteur a construit un corpus de commentaires d’internautes et un corpus d’entretiens avec des membres des rédactions susmentionnées. La langue des journalistes web incarne, de son point de vue, la représentation d’un français « correct » mais aussi un espace de conflictualité.
Bettina Eiber et Ursula Reutner prennent comme objet d’étude l’écriture collaborative sur Wikipédia (Gardez votre calme : Wikipédia entre collaboration fructueuse et violence verbale »). Les auteures ont construit un corpus de discussions entre les utilisateurs de l’encyclopédie digitale afin de repérer les phénomènes suivants : les actes indiquant des conflits (des actes perturbateurs affichés par les mots « révocations » et « vandalisme ») et les expressions indiquant des conflits (les injures à connotation sexuelle, scatologiques et moralisantes). Les paramètres mis en place pour investiguer l’activité potentiellement conflictuelle dans le fonctionnement de Wikipédia (fréquence, destinataires, formes d’adresse, intensité) restituent des typologies d’interactions constructives, éloignées de la violence verbale.
La dernière contribution de cet ouvrage est signée par Claudine Moïse, qui creuse le rapport entre la langue et la mort à travers l’étude du chapitre « Communiquer » de Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés (« Les langues et la mort. Les naufragés et les rescapés de Primo Levi »). Son analyse retrace le profil d’une langue qui se veut dominante et pure dans le Lager et les autres langues qui engendrent, parmi les nazi germanophones, une aversion féroce. Le chapitre « Communiquer » incarne, selon l’auteure, un témoignage sociolinguistique car il fait affleurer une commémoration porteuse d’un projet qui veut à restituer à la langue sa valeur fédératrice et engagée.
Pour conclure, de l’analyse lexicographique de termes désignant des conflits linguistiques aux polémiques linguistiques au Québec, des conflits normatifs en Acadie aux défenseurs de la langue en Martinique, de l’écriture inclusive en France à l’écriture journalistique en Belgique, en passant par la violence verbale sur Wikipédia et le rapport entre langue et guerre, cet ouvrage présente un tour d’horizon hétérogène et précieux à propos des conflits sur et dans la langue.
[Silvia Modena]