Claire OGER, Faire référence : La construction de l’autorité dans les discours des institutions, Paris, Éditions de l’EHESS, 2021, 400 p.
Le volume de Claire Oger, Faire référence : La construction de l’autorité dans les discours des institutions, publié fin 2021 aux éditions de l’EHESS, aspire à interroger l’autorité discursive au prisme de plusieurs axes de travail, en adoptant une perspective qui s’ancre dans le domaine interdisciplinaire de l’analyse du discours, à la croisée entre approches linguistiques et sciences humaines et sociales. L’ouvrage s’intéresse plus précisément aux manifestations, aux formes et aux modes de fonctionnement de l’autorité en discours en relation aussi avec les notions connexes de légitimité et de crédibilité. L’autorité est en effet envisagée comme « une forme particulière de la crédibilité, un mode d’intervention également, légitimé dans telle ou telle arène publique » (p. 20), qui entraîne une forme privilégiée de circulation influençant et orientant les autres discours.
En abordant les multiples facettes des constructions discursives de l’autorité, l’ouvrage propose des outils de réflexion et des catégories pour mettre en évidence sa nature essentiellement discursive. Le parcours de réflexion s’ouvre sur les diverses conceptions de l’autorité à travers l’exploration, dans un premier temps, de définitions lexicographiques et, ensuite, des définitions avancées par des travaux de référence, tels que ceux de Hannah Arendt, de Max Weber et de Alexandre Kojève, qui sont investiguées à la lumière des articulations entre autorité et obéissance, entre contrainte et « persuasion » ainsi qu’entre rapport de force et relation d’égalité (p. 31-39). À partir de ces travaux, Oger fait remarquer que la dissymétrie des places s’avère cruciale pour l’existence d’une relation d’autorité qui « se fonde sur un surcroît de crédibilité […] et sur une position de surplomb symbolique » (p. 37). Elle montre en outre que l’autorité trouve son origine dans le régime discursif de l’autorité royale, qui est central dans la construction de la figure de l’autorité au pouvoir, organisée en particulier autour des manifestations du prestige, dont les prolongements s’attestent dans les modèles politiques contemporains.
La réflexion porte ensuite sur la relation dialectique qui relie les deux formes principales de l’autorité présentées dans le deuxième chapitre : l’autorité « personnelle » et l’autorité « fonctionnelle », notamment « institutionnelle ». La pluralité de formes que l’autorité peut assumer en discours en relation avec ces deux pôles est également dégagée : de l’énonciation personnelle – caractérisée par une inscription directe de la subjectivité du locuteur et liée de préférence à une production orale – jusqu’aux formes de l’effacement énonciatif et, plus largement, de la « neutralisation discursive », qui font davantage l’objet de productions écrites (p. 54-55). Après avoir abordé la question de l’ethos, l’attention se dirige sur les sources de légitimation et d’autorisation des discours d’autorité. En s’appuyant sur la doctrine des « deux corps du roi », l’auteure soutient la nature à la fois distincte et indivisible de l’autorité personnelle et de l’autorité institutionnelle.
Les transformations historiques de l’autorité sont ensuite explorées afin d’investiguer les relations entre autorité et auctorialité, redevables de l’autonomisation de la figure de l’auteur à la suite de l’invention de l’imprimerie. L’évolution de la conception de l’œuvre écrite et de la figure de l’auteur permet de poser la question de la responsabilité des énoncés, dont la transformation est témoignée aussi par le changement de statut de la citation, qui assume une dimension d’attestation au dépit de la valeur de vérité dont elle était une garantie pendant le Moyen Âge. La distinction des diverses fonctions de la citation constitue en outre le point de départ pour présenter les deux formes de l’argumentation par autorité – le raisonnement par autorité et l’autorité polyphonique – avant d’aborder la question de la responsabilité énonciative en relation avec le discours de presse en raison de sa prétention à une mise en discours « neutre ». Même si les phénomènes d’effacement énonciatif caractérisant le discours journalistique donnent au lecteur l’impression que « tout se passe comme si les “faits” parlaient d’eux-mêmes » (p. 112), Oger montre bien que la hiérarchisation des instances énonciatives, le niveau de prise en charge et les effets pragmatiques entraînés par les postures de co-, sous- et surénonciation – théorisées par Alain Rabatel – orientent la réception de ces énoncés, en imposant un point de vue « de façon quasi subreptice » (p. 112).
Les transformations de l’autorité à la suite de la communication numérique et, notamment, du web participatif, permettent de mettre en évidence, dans le quatrième chapitre, une série de contrastes qui concernent l’autorité dans les discours numériques. En effet, Oger refuse l’idée d’une crise de l’autorité qui caractériserait la communication numérique, en soulignant plutôt sa modification : « les hiérarchies instituées et les magistères traditionnels se trouvent au moins bousculés, sinon subvertis, par un ensemble de mécanismes qui tendent non pas à faire disparaître toute forme ou notion d’autorité, mais à en modifier radicalement les assises ainsi que les lieux d’inscription » (p. 121). L’auteure en dégage deux transformations majeures : la dimension quantifiée de l’autorité liée à la notion de notoriété, qui s’appuie à la fois sur la crédibilité et la confiance inspirées par le locuteur ; le déplacement de l’autorité de l’instance énonciative au dispositif de communication, en théorisant l’existence d’une autorité « dispositive » (p. 142).
La dimension constitutive de l’autorité dans la construction des savoirs et dans la recherche de la vérité au sein du discours scientifique fait l’objet d’analyse du cinquième chapitre. Les mécanismes argumentatifs qui étayent la recherche sont examinés pour dégager les diverses manifestations de l’autorité dans ce contexte où « le recours à des autorités contribue à la construction de la légitimité de locuteurs autorisés » (p. 193). En prenant de la distance de l’attitude de fermeture que l’on reproche souvent aux communautés scientifiques, l’ouvrage montre que le discours académique est traversé par le sens commun et produit des effets d’évidence ou de vérité en recourant à différentes procédures de neutralisation discursive.
La notion de performativité, analysée, dans un premier temps, dans sa dimension sociale en relation avec la notion d’idéologie et, ensuite, dans le cadre des discours d’expert, permet ensuite de mettre en relief l’efficacité des discours d’autorité. Après avoir souligné la nécessité d’envisager les différentes dimensions de la performativité, Oger invite à la considérer tout particulièrement dans ses visées plutôt que dans ses résultats effectifs. Elle prône par ailleurs pour une vision forte de la performativité, qui considère les énoncés performatifs comme des actes permettant d’« infléchir le cours des événements, [de] maîtriser celui des interactions, [de] modifier le statut de la parole ou [de] redéfinir la situation d’énonciation » (p. 237).
En prolongeant la réflexion sur la performativité, ce sont ensuite le statut et la nature des discours d’experts qui sont interrogés à travers la pluralité des modèles de l’expertise et des conceptions de la place de l’expert. Oger soutient que les propriétés de ces discours ne font que refléter les ambiguïtés et les paradoxes de la position de l’expert, en révélant une désincarnation de son autorité, qui se déplace de l’énonciation personnelle vers une autorité « dispositive ». L’autorité de l’expert se manifeste ainsi de plus un plus dans un « parler neutre » (p. 268-269).
Une réflexion sur l’institution du « Neutre » est développée dans le chapitre huit à partir des considérations de Roland Barthes, qui envisage la neutralisation des oppositions comme « une forme d’effacement des différences significatives » (p. 274). Elle devient ainsi une manière d’effacer non seulement la confrontation polémique mais toute forme de dissensus, en donnant lieu au « “lissage” d’un discours soucieux d’intelligibilité et d’acceptabilité » (p. 276). L’auteure montre bien la nature désincarnée de l’autorité dans les discours des institutions, en s’appuyant sur la présence récurrente d’un ensemble de procédés qu’elle rassemble sous le nom de « neutralisation discursive ». Ceux-ci vont des diverses formes de l’effacement énonciatif à l’emploi de combinaisons phraséologiques figées et, notamment, des formules, telles que définies par Alice Krieg-Planque. Dans les discours institutionnels, ces procédés visent à la neutralité comme garantie de la position impartiale des institutions, en forçant l’adhésion ou bien en excluant la contradiction à travers l’effacement des tensions ainsi que des formes de la conflictualité. Oger remarque en outre que les discours institutionnels se distinguent par un recours privilégié à l’explication au détriment de l’argumentation ainsi que par la construction d’un ethos d’optimiste, qui s’accompagne de formes de narration édifiante contribuant à construire des discours « consolatoires ». Ainsi, « la cohésion et l’existence même des institutions reposent sur leur capacité de produire l’homogénéité, encourageant les synergies et les identifications, tout en tolérant un faible niveau d’hétérogénéité » (p. 310).
Les différences entre les discours d’autorité et les discours autoritaires constituent la dernière étape de la réflexion sur l’autorité discursive proposée par l’ouvrage. Les discours autoritaires sont ici présentés comme une dérive – et non pas comme une dérivation – des discours d’autorité. Oger affirme en effet que l’autorité repose sur la confiance et l’acceptation, alors que l’autoritarisme suppose l’obéissance et le silence contraint. La notion d’autorité est aussi mise en contraste avec celles de domination et de violence afin de dresser des parallèles entre une « propagande » en contexte pluraliste et les formes de propagande totalitaire. L’auteure souligne en outre que le recours à la violence physique ou la menace de mort dans les régimes totalitaires influence les usages de la langue, qui est exploitée pour interdire la contestation ou bien la pensée même. Il en résulte un régime énonciatif de la « subjectivité empêchée » (p. 335), contrainte par le cadre institutionnel qui peut inhiber l’expression de la subjectivité et même l’exercice d’une parole libre.
Posant la distinction essentielle entre autorité et autoritarisme, l’ouvrage dégage le rôle de premier plan joué par la composante discursive de l’autorité au fil des neuf chapitres qui multiplient les angles d’approche à cet objet discursif. L’autorité en discours est en effet envisagée comme « un phénomène social à décrire et à analyser, un régime discursif mouvant à repérer et à interroger, plutôt qu’une valeur à attaquer ou à défendre, et plutôt qu’un objet figé, dont les propriétés pourraient être immuables » (p. 351). Oger montre que le régime d’autorité suppose nécessairement une dissymétrie entre les discours ou les prises de parole, qui peut se manifester aussi par des formes d’effacement énonciatif et de neutralisation discursive, comme c’est le cas pour les discours institutionnels. C’est à travers ces mécanismes que se déploie « le charme discret de l’autorité institutionnelle » (p. 341). En explorant la pluralité des formes et des manifestations de l’autorité en discours, l’ouvrage d’Oger met en relief les mécanismes indirectes et subreptices qui assurent l’efficacité des discours d’autorité, qui orientent les autres discours en les conformant à la vision du monde qu’ils construisent.
[Claudia CAGNINELLI]