Nolwenn Lorenzi Bailly, Claudine Moïse (dir.), La haine en discours, Lormont, Le bord de l’eau/Documents, 2021, pp. 187.
Cet ouvrage, sous la direction de Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse, réunit les contributions de Béatrice Fracchiolla, Mariem Guellouz, Simo K. Määttä, Martine Pons, Christina Romain, Laurence Rosier, Lorella Sini. Dans l’introduction, les autrices (Nolwenn Lorenzi Bailly Claudine Moïse, pp. 5-13) mettent l’accent sur la finalité de ce volume, à savoir l’importance d’intégrer la dimension discursive dans la définition de la haine. L’ouvrage est construit à travers la mise en valeur de six enjeux (dont la subdivision en six chapitres) différents mais complémentaires quant au traitement de la haine d’un point de vue discursif.
Le premier chapitre intitulé « Je suis ému-e et je te haine » (Béatrice Fracchiolla Claudine Moïse, pp. 15-30) se demande en quoi les émotions aident à forger les stratégies argumentatives du discours de haine. En particulier, cette section du volume étudie la racine discursive des émotions, leurs récits. En passant par le pathos, la construction du sentiment haineux est décrite en tant que mise en mots d’une souffrance qui peut s’installer dans un espace de l’intime ou au sein d’un espace public. Béatrice Fracchiolla et Claudine Moïse développent concrètement cette double territorialité du discours de haine à travers deux pistes d’analyse : le cas de la haine des mathématiques (espace intime) et les étapes de la construction de la haine collective par la ritualisation des rassemblements (espace public).
La racine pathémique du discours de haine se nourrit également du rapport entre altérité/identité dont Béatrice Fracchiolla et Lorella Sini rendent compte dans le deuxième chapitre, « La haine, c’est les autres » (pp. 45-59). Le focus de leur réflexion est la construction de l’autre en tant que destinataire du discours haineux à travers la mobilisation de stéréotypes. Elles inventorient plusieurs mises en mot de l’altérité allant de la période esclavagiste ou coloniale ( « négresse de Bornée » et « espèce simiesque ») à la contemporanéité (« madame » vs « mademoiselle », « Madame la/le Président-e »), en passant par l’extraction de stéréotypes. Béatrice Fracchiolla et Lorella Sini soulèvent également un questionnement concernant la possibilité de dire la haine envers l’autre en démocratie à travers l’analyse d’occurrences tirées d’échanges survenus lors de l’élection présidentielle de 2017 entre E. Macron et M. Le Pen.
« Quand la haine fait son genre » (Claudine Moïse, Martine Pons et Laurence Rosier, pp. 73-91) est le titre du troisième chapitre de ce volume. Le discours de haine se relie au genre en tant que construction sociale. Les autrices scrutent les procédés discursifs véhiculant des haines sexistes et homophobes (le contrôle du corps féminin et la virilité dominante) pour se pencher de manière plus poussée sur des « objets » porteurs de diverses tensions concernant la désaffection féminine pour les mathématiques ou l’écriture inclusive : des tensions genrées ou de répulsion (la langue outragée ou la détestation féminine des mathématiques) jusqu’au discrédit mis en mots contre les femmes. Les autrices mettent ainsi en exergue un passage de taille : l’attention passe de l’objet discursif (les mathématiques ou l’écriture inclusive) aux personnes disqualifiées et rejetées par ces mêmes objets (les femmes).
Par le biais d’un retour au débat dans l’espace public, le quatrième chapitre est consacré à la tournure « politiquement correct » (« Quand le “politiquement correct” (dé-) masque la haine », pp. 101-124). Simo K. Määttä, Christina Romain et Lorella Sini introduisent l’origine anglo-saxonne du mouvement « politiquement correct » et illustrent son application dans la traduction anglaise du livre « Thé au harem d’Archi Ahmed » écrit par Mehdi Chari en 1983. La traduction anglaise est effectivement « domestiquée » dans le but d’éluder et d’amoindrir les vocables désignant les personnes homosexuelles. Dans une perspective goffmanienne, la traduction en langue anglaise a pour but de sauver la face à la fois de l’auteur et des lecteurs/trices. Ce chapitre se déplace ensuite, d’un point de vue géographique, sur le territoire français pour témoigner d’un usage différent de la mise en pratique du « politiquement correct » : la langue de bois et le franc-parler des politicien-ne-s (N. Sarkozy, S. Berlusconi et D.Trump) ainsi que les réactions numériques des internautes ( étude des posts favorables à la déclaration de N. Morano « La France est un pays de race blanche »). Or, les auteurs/trices présentent également le pouvoir du politiquement « incorrect » dans la sollicitation de la haine et de la violence collectives (la contestation sociale soulevée par le mouvement des Gilets jaunes en 2018).
L’avant dernier chapitre s’intéresse au rôle des réseaux sociaux dans la possibilité de diffuser, propager et répercuter le discours de haine (« Quand la haine tisse sa toile », pp. 129-150). Mariem Guellouz, Nolwenn Lorenzi Bailly et Laurence Rosier illustrent comment les discours haineux en ligne et hors-ligne se nourrissent l’un de l’autre mais il existe des spécificités intrinsèques aux réseaux sociaux : l’espace virtuel dont le vide corporel est comblé par des traces polysémiotiques (des émoticônes aux gifts) tout comme l’amplification énonciative des locuteurs/trices énonçant des propos haineux (le cas des chansons du rappeur français Orelsan). L’analyse répertorie ensuite les types de violence verbale et met en évidence le jeu des internautes entre identité « civile » et identité « écran » : la centralité de la notion d’éthos est ainsi associée à la mise en pratique d’une citoyenneté « en ligne ». Ce chapitre se termine par l’observation d’une manifestation spécifique de la haine « mortifère », autrement dit le cas de la dénégation de l’éloge funèbre de personnages célèbres (le cas étudié est celui de M. Thatcher) qui se transforme en insulte publique envers la personne décédée.
Le dernier chapitre au titre parlant « Touché coulé » (Nolwenn Lorenzi Bailly, Simo K. Määttä et Christina Romain, pp. 157-171) insiste sur le pouvoir performatif du discours haineux : il a la capacité de concrétiser des actions sur la réalité, des actes physiques violents ayant pour but la destruction de l’autre. Les auteurs/trices dessinent la nature performative du discours haineux à travers la mobilisation des études menées par J. L. Austin, J. Derrida, P. Bourdieu, S. Fish et J. Butler : le sujet qui accomplit un acte raciste (xénophobe, misogyne, homophobe etc.) par le discours engendre un acte performatif. Or, d’un point de vue légal, la définition du discours de haine n’a pas encore eu lieu et les auteurs/trices apportent l’exemple d’A. Soral dont les propos jugés souvent racistes, négationnistes et antisémites incitent à la haine et sollicitent ses auditeurs et auditrices à la performer dans la vie réelle. Cette étude de cas est ensuite associée à l’analyse de la force émotionnelle du discours de propagande religieuse véhiculée par Daesh.
Cet ouvrage, suivant les conclusions suggérées par Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse, préconise d’avoir toujours un œil attentif à l’articulation en discours de la haine car elle ne se manifeste pas nécessairement par des stratégies linguistiquement visibles et repérables au fil des textes. Le plus souvent le discours de haine se faufile entre des non-dits, des implicites, des renvois interdiscursifs, des sous-entendus, etc.. Les contributions contenues dans cet ouvrage ont cherché à décrire, par une solide perspective discursive, les innombrables manifestations de la haine en discours.
Silvia Modena