Jacques BRES, Agnès STEUCKARDT (dir.), Les 40 ans des Cahiers de praxématique, Numéro anniversaire 79 (1), 2023.
Les Cahiers de Praxématique ont fêté leurs 40 ans en 2023 par un double numéro 79-80. Le 79, auquel nous nous intéressons ici (le 80 fera l’objet d’un autre compte-rendu prochainement), rend compte des rencontres et des dialogues qui ont nourri la praxématique comme entreprise « amicale et scientifique », pour reprendre le titre de l’article par lequel Sophie Moirand ouvre le dossier. L’autrice évoque les moments où ses interrogations sur les enjeux énonciatifs de la référenciation ont croisé les initiatives des collègues de Praxiling toutes générations confondues enrichissant la réflexion collective “sur le sens des mots en discours et sur les relations entre les mots et les choses, entre les dires et les faits, entre les actes et les acteurs sociaux”. Sonia Branca fait le point sur quarante ans de recherches françaises consacrées aux écrits des « peu lettrés » à la Révolution à partir du compte-rendu de L’Écriture des citoyens qu’en 1995 Agnès Steuckardt avait publié dans les Cahiers de praxématique: « Sa lecture témoignait de la proximité de nos objets de recherche : l’intérêt pour les matériaux “pauvres”, la réflexion sur les enjeux de la transcription pour des textes qui s’écartent des normes, le souci de ne pas interpréter sans précautions les déviances en les rabattant sur l’influence d’un substrat local, occitan en l’occurrence, le rôle du support dans la fabrique des textes ». L’idée sur laquelle est axé ce numéro 79 de la revue de Montpellier est donc de rendre compte de l’ouverture scientifique qui caractérise la praxématique sans pour autant faire l’impasse sur quelques divergences d’approche qui ont émergé au fil du temps parmi ses contributeurs. A ce titre, les pages que Jean-Paul Bronckart signe sous le titre aux accents cinématographiques « Si près… si loin » reconstruisent, d’un côté, les raisons de son adhésion aux orientations politico-théoriques de la praxématique et, d’un autre côté, la distance qui s’est creusée avec certains compagnons de route à partir d’une lecture divergente de la conception saussurienne du signe. Contre l’idée d’une « césure totale entre la langue définie comme abstraction et tout le reste renvoyé à la parole ou à l’extra-linguistique » (Siblot, 1990), Bronckart défend une vision processuelle du signe. A cette vision il avait consacré l’ouvrage Ferdinand de Saussure, une science du langage pour une science de l’humain (2022) co-signé avec Ecaterina Bulea Bronckart après de longues années d’étude des manuscrits saussuriens, des notes du maitre et de ses élèves. Cette vision présuppose, en premier lieu, « la construction de deux images mentales radicalement distinctes, l’une ayant trait au contenu représenté et l’autre à l’entité sonore représentante » mais, en second lieu, un processus d’accouplement « sous l’effet duquel se fixent les empans représentatifs de chacune des faces, et se constitue par là-même le signe proprement dit. Dans cette perspective, les signes constituent, dans leur essence même, des entités mentales uniques en ce qu’elles résultent d’un processus de dégagement parallèle et simultané, et à l’égard de la physicalité des sons et à l’égard des référents ; et c’est la dynamique en permanence à l’œuvre entre les deux faces qui leur confère leur teneur et leur forme définitives ».
Valérie Bonnet prend comme point de départ de ses réflexions, intitulées « Les médias, du corpus à l’objet », l’importance croissante des corpus médiatiques dans les études linguistiques à partir des années 1980, et encore plus fortement depuis les années 2000, dont témoignent plusieurs numéros des Cahiers de praxématique. De fait, comme la praxématique « analyse les processus du passage de la langue au discours par le truchement des praxis sociales, culturelles, linguistiques », elle a favorisé l’emploi de corpus médiatiques comme observatoires riches pour les phénomènes langagiers situés dans leurs temps et espace de production. Ces corpus permettent en effet d’observer la manière dont les médias modélisent l’espace public et reflètent des pratiques sociales variées, servant ainsi de « miroir social » ou même de « caisse de résonance » pour des phénomènes comme l’expression des émotions ou la construction de l’événement. Mais Bonnet souligne aussi le rôle des médias dans la médiation et dans la mise en circulation d’idées et de formes linguistiques d’où l’importance d’une attention accrue à la dimension polyphonique et dialogique des productions langagières. Ainsi, les corpus médiatiques offrent une perspective sur l’évolution des dynamiques communicationnelles mais aussi de phénomènes syntaxiques, stylistiques ou encore phonologiques, voire phonostylistiques.
Dans « Figuralité, métaphore et conceptions du sens (2000-2023) : apports du courant pragma-énonciatif et questions ouvertes », Michèle Monte examine la conception de la métaphore telle qu’elle émerge des quatre articles publiés dans le numéro 35 des Cahiers de Praxématique (Détrie, Prandi, Nyckees, Klinkenberg) et les met en rapport avec des réflexions ultérieures élaborées au cours des vingt dernières années. Les textes du dossier 35 offrent des perspectives distinctes mais complémentaires sur la figuralité. Prandi critique l’application des concepts « littéral » et « figuré » aux signifiés des mots et des énoncés et soutient que l’interprétation « non littérale » se base sur un conflit conceptuel entre le dit et le contexte, forçant une interprétation figurée. Klinkenberg voit dans la figure un effet herméneutique, où le récepteur doit interpréter l’allotopie présente dans l’énoncé pour en déduire un sens métaphorique. Détrie, quant à elle, insiste sur l’adéquation des figures à l’expérience de l’énonciateur et la représentation linguistique du monde. Enfin, Nyckees explore la déviance sémantique des métaphores, affirmant que ces dernières s’écartent des catégories logiques usuelles pour élaborer des « catégorisations temporaires qui résolvent par le langage des contradictions de type ontologique ». En dépit de leurs divergences théoriques quant à l’importance accordé au conflit conceptuel, ces articles s’accordent sur le caractère constructiviste de la métaphore, où le sens figuré n’est pas contenu dans l’énoncé lui-même, mais émerge à travers l’interaction avec le contexte. Le dossier montre ainsi comment les métaphores ne sont pas seulement des écarts par rapport à la norme, mais des outils qui façonnent la compréhension du monde à partir des structures grammaticales elles-mêmes.
L’article « Périphérie gauche, périphérie droite : deux évolutions différentes en français » de Bernard Combettes analyse l’évolution des constituants périphériques en français, en particulier les ajouts en fin d’énoncé et les constructions détachées en position initiale. Chronologiquement, les constructions détachées à gauche ont connu une évolution qui remonte au moyen français, avec une stabilisation à partir du français moderne. Leur rôle était principalement de maintenir la continuité thématique dans le discours. Ces constructions ont vu un certain retour à l’intégration syntaxique après avoir acquis une grande autonomie, particulièrement au cours du XIXe siècle. Les ajouts en fin d’énoncé, en revanche, apparaissent au XVIIe siècle et connaissent un grand développement à partir du français préclassique et classique. Ils se sont autonomisés progressivement, marquant un changement énonciatif ou informationnel, souvent utilisé pour corriger ou surenchérir sur le contenu précédent. En français contemporain, ces ajouts se comportent comme des phrases indépendantes. L’étude compare ces deux évolutions, en montrant que, contrairement aux ajouts, les constructions détachées ont suivi un cycle complexe d’autonomie puis de réintégration.
Dans « Quantifieurs de proximité factuelle et praxématique : Un instant après le train déraillait/aurait déraillé », Hans Kronning explore les quantifieurs de proximité factuelle (QPF), à savoir des expressions qui quantifient la proximité d’un événement par rapport à un point temporel comme par exemple un instant après ou un pas de plus. Ces segments permettent de marquer la probabilité ou la quasi-réalisation d’un fait : par exemple, Un pas de plus et il me tuait illustre une quasi-réalisation. Kronning montre que l’intérêt d’une étude des QPF plutôt que des emplois « expressifs » de l’imparfait offre un cadre plus précis pour comprendre comment le discours articule la relation entre le fait et sa non-réalisation (construction contrefactuelle). Les QPF permettent en effet une lecture nuancée de la proximité factuelle apportant une meilleure compréhension des nuances temporelles et conditionnelles là où l’imparfait seul peut manquer de cette spécificité analytique. Cette observation ouvre sur une approche typologique comparant le fonctionnement des QPF dans les langues romanes qui se distinguent entre elles aussi bien pour les formes verbales employées dans l’apodose que pour la syntaxe interne des expressions concernées.
Catherine Schnedecker se penche sur la valeur sémantique de la séquence peu étudiée Dieu sait qui (DSQ) au sein d’un paradigme de formes dites indéfinies (locutions construites sur une base verbale, d’une part, et formes en QU-, d’autre part). Ensuite, elle étudie sa distribution et ses emplois dans l’intégralité des occurrences que DSQ enregistre dans Frantext et SketchEngine (SKE). Les résultats de cette exploration en langue et en discours montrent que dans son paradigme, DSQ se distingue au plan formel (pas de négation et nom propre comme sujet) et en termes de fréquence d’emploi. Les séquences en Dieu sait enregistrent en effet une fréquence faible par rapport à Je ne sais qui ou On ne sait qui et pourtant « elles persistent dans l’usage ». Cela est dû, par exemple, au figement assez abouti de la séquence, à sa résistance aux variations temporelles, à sa charge expressive et aux contraintes limitées que DSQ impose à son environnement discursif.
Par cet excursus à travers des problématiques linguistiques aussi variées, ce numéro 79 des Cahiers de Praxématique rend compte d’une trajectoire intellectuelle riche et encore prometteuse sur le « rapport dialectique et pratique du langage au réel ».
[Silvia Nugara]