Patrick CHARAUDEAU, Le sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective pluridisciplinaire, Limoges, Lambert-Lucas, 2023, pp. 296.
Le sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective pluridisciplinaire enrichit la très vaste production scientifique de Patrick CHARAUDEAU par rapport à un thème et à un concept fondateurs de son approche vis-à-vis du langage : le sujet parlant et son inscription au sein de l’activité humaine. C’est dans le cadre de la pluridisciplinarité, qui a toujours caractérisé ses ouvrages, et dans la poursuite des recherches qui intéressent toutes les disciplines qui touchent au sujet parlant qu’apparaît le présent ouvrage. Il se veut une mise au point par rapport aux réflexions de l’auteur, dont il présente une relecture raisonnée et mise à jour, à partir de la littérature existante et de ses propres travaux sur le sujet parlant, dans le cadre de l’intertextualité, comme il le précise dans l’Avant-propos (pp. 9-15). Trois intérêts justifient l’entreprise qui est menée au fil de cet ouvrage et qui fait l’objet des travaux antérieurs et en cours de l’auteur : le langage, en toutes ses composantes et dans tous les débats qui permettent de lui donner de la « signifiance » et qui amènent les êtres humains à entrer en relation les uns avec les autres ; le sujet, notamment le « sujet parlant » en tant que noyau des activités humaines, lesquelles passent par le langage, dans l’intrication du singulier et du collectif ; l’analyse du discours en tant que courant de la linguistique au sein duquel l’auteur situe son point de vue, autrement dit « un ensemble de présupposés théoriques, de concepts et de méthodologies qui ne demandent qu’à être discutés » (pp. 14-15).
Le parcours discursif et les réflexions langagières que P. CHARAUDEAU invite à entreprendre donnent lieu à neuf chapitres répartis en trois sections et à une conclusion, complétés par la Bibliographie de l’ouvrage (pp. 273-284), par la Bibliographie de l’auteur (pp. 285-286) et par l’Index nominum (pp. 287-290).
La première partie, Parcours interdisciplinaire (pp. 19-75), se compose de trois chapitres, précédés par une Introduction aux parcours (pp. 19-25). Ce chapitre liminaire sert de jalon pour la démarche que P. CHARAUDEAU adopte tout au long de son ouvrage, à savoir celle de l’interdisciplinarité qui caractérise les sciences humaines et sociales, avec des confrontations réciproques entre concepts et disciplines. Cela permet d’éclairer des phénomènes humains et sociaux par le biais d’une « focalisation » sur des notions et des concepts que chaque spécialiste aborde par rapport à sa propre discipline mais qui sont redéfinis à la suite de cette confrontation. Quant aux concepts recevant un traitement interdisciplinaire, l’auteur s’appuie sur ceux d’« influence », de « stratégie », de « norme », d’« identité » et d’« imaginaire », qui font également l’objet de la psychologie sociale, de la sociologie, de l’anthropologie et de la philosophie. Avant d’entamer ce parcours, des mises au point sont présentées. La première concerne la distinction entre « concept » et « notion » : P. CHARAUDEAU propose de se servir des deux mots, issus du lexique courant, indifféremment, pour leur donner une autonomie en tant que « représentation abstraite » condensant des propositions qui lui sont applicables. Une autre mise au point intéressante relève de l’intradisciplinarité des concepts, dont le mouvement est établi à partir de courants différents. Encore propose-t-il une précision, essentielle, relativement à la notion de « sujet » en termes d’interdisciplinarité, étant donné qu’elle est employée en philosophie, en logique et en grammaire, avec des développements qui sont le propre de chaque discipline. Le parcours de lecture et de réflexion qui est présenté est donc le résultat du parcours subjectif de l’auteur, qui souligne la confrontation entre théories intra- et interdisciplinaires : il s’agit d’un parcours philosophique, d’un parcours sociologique et d’un parcours linguistique, autrement dit les trois chapitres qui constituent la première partie de cet ouvrage.
Le parcours philosophique, traité au chapitre 1er (pp. 25-39), est entrepris à partir d’une prémisse pour souligner le rôle de chercheur en sciences du langage de l’auteur. Il se sert de l’approche philosophique dans un esprit d’interdisciplinarité, au niveau de ses différents courants, en tant que moment « indépassable » qui permet de s’interroger sur la notion de « sujet » à l’appui de l’œuvre de Platon, d’Aristote, de Descartes, d’ouvrages tirés de l’histoire de la philosophie et de dictionnaires philosophiques qui, depuis l’Antiquité, interrogent cette notion. Dans ce parcours, qui passe de la pensée entre réalité et langage de la philosophie classique à la raison logique de la grammaire de Port-Royal, et qui fait du langage le reflet de la pensée, l’auteur rappelle que c’est la pensée contemporaine qui développe les questions qui sont à la base de la notion de « sujet », c’est-à-dire à partir de la philosophie transcendantale, de la phénoménologie, de la psychanalyse, de l’herméneutique et, finalement, de l’inscription du sujet dans le discours par l’œuvre de Michel Foucault. L’approche philosophique permet de constater l’autonomisation du sujet, mais aussi sa remise en cause et sa redéfinition dans le temps, jusqu’à la pensée contemporaine, où il est possible d’observer un rapport tant subjectif, entre le « Moi » et un « non-Moi », qu’intersubjectif, entre le « Moi » et un sujet « autre », justifiant l’ouverture du sujet vers les sciences humaines et sociales.
D’où le parcours sociologique, qui fait l’objet du ch. 2 (pp. 40-53), par rapport auquel le premier constat de l’auteur porte sur l’interdisciplinarité entre philosophie et sciences sociales, témoignée par l’identification des principaux penseurs français du XXe siècle à la fois comme sociologues, psychologues, anthropologues ou philosophes. Pour ce qui est de la notion de « sujet », la sociologie pose la question du « sujet social » : cette question est également partagée, entre autres, par la philosophie politique car les deux disciplines focalisent leur attention sur l’être humain vivant en société. Pour comprendre quelle notion de « sujet » est mise en place par les sciences sociales, P. CHARAUDEAU s’intéresse à la relation entre le monde et le sujet de la connaissance, dont celui-ci fait partie, dans une problématique objectiviste – s’opposant à la problématique subjectiviste de la philosophie. Pour souligner la complexité de la réalité sociale et pour chercher de définir son « objectivisme », il examine les paramètres qui la constituent, à savoir la prise en compte des faits matériels, du poids de l’histoire, et des règles et des lois sociales. Quant à la nature du monde social, ce sont Marx et Weber qui sont repris pour expliquer les notions de « stratification sociale » et d’« historicité » de la réalité sociale. L’attention porte également sur la place du sujet, qui relève d’une conscience sociale qui le dépasse et le surdétermine, et d’un déterminisme historique que le sujet intériorise comme membre d’une entité collective surdéterminée. D’où, suivant Durkheim, une conception du sujet comme conscience collective, opposée à d’autres courants, plus récents, qui verraient un recentrement du rôle de l’individu. Ces positionnements permettent à P. CHARAUDEAU de les encadrer au sein des sociologies « constructivistes » : la démarche présentée est celle de Pierre Bourdieu, qui élabore les concepts de « champ » – l’aspect objectif de la réalité sociale – et de « habitus » – son aspect subjectif intériorisé par les individus – en tant que dimensions de la réalité sociale soulignant tant l’opposition entre « objectivisme » et « subjectivisme » que son dépassement par le concept de « capital symbolique ». Le bilan que l’auteur tire du parcours sociologique montre que, bien que la tendance sociologique principale consiste à considérer le sujet du point de vue du collectif, elle ne fait pas consensus mais pose des questions qui relèvent également du sujet en science du langage.
Ainsi, le parcours linguistique, traité dans le ch. 3 (pp. 54-74), porte sur le concept de « sujet » en science du langage et repose sur la notion de « sujet parlant » en tant qu’être de langage qui construit la langue et crée des représentations du monde. L’itinéraire proposé par l’auteur permet de souligner non seulement l’ambivalence de la notion de « sujet » en tant que « dépendance », d’après la grammaire de Port-Royal, et en tant que « motif » et donc origine d’une action, mais aussi sa conception en linguistique comme absent, comme ordonnateur de la parole, comme agissant, comme témoin de son identité et comme pris dans son rapport à l’autre. Si dans le sujet parlant comme absent il est possible de constater l’opposition entre le structuralisme saussurien et la grammaire générative de Chomsky, dans le courant d’Oswald Ducrot combinant l’approche énonciative d’Émile Benveniste et la pragmatique de Austin et Grice le sujet est « pris » dans le « dire ». D’après P. CHARAUDEAU, cette approche a le mérite d’introduire le rôle de « Je » et de « Tu » comme instances d’énonciation, au point que le sujet de l’énonciation peut être porteur d’une multiplicité de voix dans une polyphonie qui engendre diverses extensions de la théorie de l’énonciation de Ducrot. Pour ce qui est du sujet parlant comme participant à l’« action », sont évoquées les théories pragmatiques de l’action, d’origine anglo-saxonne et anglo-américaine, à partir de la conception du langage en tant qu’acte doté d’une force dont le sujet parlant est à l’origine et qui est orientée vers l’interlocuteur. En poursuivant le parcours lié à l’action, la sociolinguistique fait du sujet un « acteur social » depuis les années 1970 et, par la suite, en France, grâce à William Labov, ce sujet est à la base des représentations conscientes ou inconscientes et de la situation dans laquelle il parle, au sein de relations de hiérarchies. Il s’adapte donc à son environnement social et est surdéterminé par cet environnement. Encore faut-il rapporter à une autre branche de la sociolinguistique, à savoir la microsociolinguistique, la manière dont le sujet parlant interagit avec d’autres individus dans des situations interactionnelles différentes. Il en résulte, encore une fois, un sujet en action dans un processus de communication avec des partenaires, dans une relation d’influences réciproques, là où le sujet devient un « Je-Tu » pourvu de traits identitaires. Ces remarques d’ordre sociolinguistique se poursuivent par la notion de « sujet » en tant qu’être « sociologique », à l’appui de Pierre Bourdieu, autrement dit en tant qu’individu social qui se sert du discours. Ce modèle est aussi bien défendu que complété par P. CHARAUDEAU, qui montre que le sujet parlant est également pourvu des aspects psycho-socio-langagiers lui permettant d’établir des rapports d’influence et que ce sont ses choix, plus ou moins conscients, qui contribuent à l’efficacité du langage. Le parcours du sujet parlant tracé par l’auteur se termine, comme dans un cercle, par sa conception en tant que « sujet du discours » dans le cadre de l’« École française d’analyse du discours », le courant qu’il a contribué lui-même à enrichir et à faire connaître. D’après cette conception, le sujet n’existerait que de manière illusoire, car il est surdéterminé par le discours et par l’interdiscours. C’est toujours dans la lignée des études du « sujet de discours » que l’auteur inscrit la Critical Discourse Analysis, par laquelle l’acteur social dépend d’un contexte socialement constitutif. Le bilan qui est tiré au terme du parcours linguistique de la notion de « sujet » dans les sciences du langage montre que celui-ci est doté d’une identité plurielle, qu’il est plus ou moins conscient des opérations qu’il accomplit, et qu’il est soumis à des contraintes issues de l’énonciation.
C’est la dimension énonciative qui fait l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage (pp. 77-133), organisée autour de deux chapitres.
Dans le ch. 4, Le sujet parlant et la fabrique du sens (pp. 79-104), P. CHARAUDEAU souligne que le « sujet parlant » est un « sujet conscience-de-soi » : il est à la fois constitué et donc construit mais aussi en train de se construire par rapport à sa relation avec l’autre. Il présente d’abord les principes qui sous-tendent le sujet parlant pour ensuite s’intéresser à sa construction du sens et, enfin, à la détermination de ses compétences. Dans le paragraphe consacré aux principes fondateurs, il s’attarde sur le postulat d’« intentionnalité », emprunté à Searle, qui est examiné du point de vue d’une analyse du langage, en considérant l’intention comme un « agir par la parole » (p. 80). Cette conception justifie les « principes de coopération » introduits par Paul Grice dans le cadre des analyses conversationnelles mais aussi la notion de « cadrage » introduite par Goffman. D’après P. CHARAUDEAU, tout acte de communication suppose un cadre d’intentionnalité par rapport auquel l’instance de production et l’instance de réception se reconnaissent mutuellement, ainsi que les conditions qu’il faut satisfaire pour « légitimer » un projet de parole. En particulier, quatre principes sont à la base du projet de parole, à savoir le principe d’altérité par rapport à l’autre, le principe d’influence motivant l’intentionnalité du sujet parlant, le principe de régulation de l’échange par rapport à l’autre, et le principe de pertinence de co-construction du sens. Il est intéressant de remarquer que l’auteur justifie son choix de se référer à des « principes » plutôt qu’à des « règles », mot très polysémique et lié à une prescription normative, et à des « maximes », mot qui est devenu synonyme de « sentence », là où « principe » renvoie à l’élément fondateur d’un phénomène tout comme aux connaissances élémentaires qui fondent une discipline. Quant aux conditions de la construction du sens, abordées dans le deuxième paragraphe, l’auteur attire l’attention sur le fait que celle-ci est tant un résultat que, surtout, un processus. C’est le sujet parlant, mu par les principes ci-dessus, qui doit travailler la matérialité langagière pour construire du sens dont le résultat n’est pas toujours connu au préalable. Pour aborder ce processus, l’auteur cite l’exemple « Les guerres, ça suffit comme ça » pour souligner tant les opérations du sujet parlant comme locuteur que comme interlocuteur. Cet exemple –un slogan imprimé sur une affiche électorale de 1992 – est employé pour montrer qu’il faut que les locuteurs et les interlocuteurs partagent des données pour qu’il y ait intercompréhension dans l’échange langagier. Ces constats amènent l’auteur à s’interroger sur le sens du même énoncé en ou hors situation de communication et plus en général sur la notion de « sens », qu’il distingue de la notion de « signification ». Son point de départ est représenté par la phrase dans le cadre de l’analyse sémantique, pour ensuite aboutir à l’énoncé et au contexte de l’énoncé, tandis que l’intervention de la pragmatique fait en sorte que la notion de « sens » tienne aux conditions de vérité des phrases. La distinction du sens en sémantique et en pragmatique permet ainsi d’identifier, pour tout acte de langage, un niveau de compréhension littéral et explicite, correspondant au « sens de langue », et un niveau de compréhension indirecte et liée aux contextes, autrement dit le « sens de discours » ou « signification ». P. CHARAUDEAU réfléchit ainsi sur la notion de « contexte » et sur son élargissement progressif du linguistique au paratextuel, au textuel, au mésatextuel, à l’hypertextuel, mais aussi au situationnel. Dans sa conclusion à l’égard du processus de construction du sens, il souligne que la signification résulte tant d’un processus de « transformation » du monde à signifier, hors situation, en monde signifié, que, par conséquent, d’un processus de « transaction » pour ce qui est des instances de l’échange, de leurs rapports et des effets qui peuvent s’ensuivre. Pour ce qui concerne, enfin, le troisième paragraphe relatif aux compétences du sujet parlant, l’attention est d’abord focalisée sur la notion de « compétence » dans le cadre de la sociologie d’Ogien et dans celui de la linguistique, là où c’est Chomsky qui a introduit cette notion au sein de la grammaire générative en termes de compétence cognitive, tandis que c’est la pragmatique qui permet de déplacer l’attention sur la compétence pragmatique, à laquelle il est possible d’associer la compétence sociolinguistique et socio-communicative sous l’influence de la sociologie du langage. Il en résulte une compétence composite du sujet parlant, dont les composantes sont représentées par les calculs qu’il doit opérer dans le cadre du processus de transformation et de transaction. Les opérations langagières du sujet parlant sont donc le résultat de quatre types de calculs qui déterminent quatre niveaux de compétence. Le sujet doit partir de la construction du sens en langue, dans le cadre de la langue comme système de règles et de normes sociales, opérant un calcul interne pour aboutir à la compétence linguistique, alors que le deuxième type de calcul, contextuel, engendre la compétence énonciative et textuelle du sujet parlant, qui emploie les éléments du système de la langue en fonction de la situation d’énonciation, mettant en scène le langage. Le troisième type de calcul, interdiscursif, fait en sorte que le sujet parlant soit en mesure de manier les savoirs de connaissance et les savoirs de croyance circulant dans la société et de saisir la manière dont les individus perçoivent le monde et le jugent, dans le discours : l’individu est investi d’une compétence topicalisante en tant que sens commun qui est partagé par un groupe de pensée. Enfin, le dernier type de calcul, situationnel, relève de la situation de communication dans sa globalité et des instructions discursives qui concourent à produire de la signification et à conférer au sujet parlant une compétence communicationnelle. La compétence discursive est ainsi la résultante de ces compétences préalables et permet de mettre en œuvre un « acte de langage » dont les composantes relèvent de ses quatre dimensions linguistique, énonciative, communicationnelle et topicalisante, correspondant aux quatre types de pratiques langagières sous-tendus par les quatre types de mémoire linguistique, énonciative, communicationnelle et topicalisante et par les quatre principes du postulat d’intentionnalité du sujet parlant.
Le lien entre compétences du sujet parlant et « acte de langage » permet de poser les prémisses pour aborder la mise en scène de l’acte de langage, à laquelle est dédié le ch. 5 (La mise en scène de l’acte de langage. Le sujet parlant aux prises avec son identité, pp. 105-133), qui aborde la relation entre le sujet parlant et son identité. Cette dernière notion fait l’objet de la première partie du chapitre, à partir de sa définition dans le cadre de la philosophie phénoménologique et donc de la prise de conscience de soi, pour être ensuite traitée dans diverses disciplines des sciences humaines et sociales. Par rapport à celles-ci, P. CHARAUDEAU attire l’attention sur deux questions, à savoir le traitement de l’identité en tant que « mêmeté », dans le rapport de similitude entre deux éléments, et en tant qu’« ipséité », dans le rapport à soi de la part de sujets dotés d’une conscience. Ces concepts philosophiques sont fonctionnels aux principes d’altérité et de régulation, ce qui démontre que la question de l’identité relève de soi, mais aussi des autres et de soi par le biais du regard des autres. L’auteur rappelle que l’émergence du sentiment identitaire est liée au moment où l’identité est mise en cause tant au niveau individuel que collectif. Si le premier paragraphe du chapitre s’intéresse au sujet en tant que centre de la construction identitaire, le deuxième porte sur le sujet dans l’acte d’énonciation. Relativement à l’identité, la conscience identitaire ne peut apparaître que par rapport à l’autre et à sa différence vis-à-vis de soi-même, mais P. CHARAUDEAU constate que le rapport à l’autre engendre également la portée de cette différence et le déclenchement d’un mouvement soit d’attraction soit de rejet. C’est, en particulier, dans ce mouvement de rejet envers l’autre porté à l’extrême que les jugements peuvent prendre la forme de stéréotypes mais aussi d’essentialisation de l’identité de l’autre, bien que seul dans la différence il soit possible de prendre conscience de sa propre existence. De surcroît, cette différence permet de considérer soi et l’autre comme appartenant à un groupe, d’où la question de l’identité collective et du « Nous », lequel n’est pas (seulement) conçu du point de vue grammatical, mais surtout en termes énonciatifs d’identification du sujet énonciateur au sein du collectif dans lequel il s’inclut. C’est ainsi que pour accéder au « Nous » il faut passer par le « Je », lequel est le seul qui puisse, via ses choix de parole, s’instituer en un « Nous » collectif, au-delà des outils grammaticaux qu’il emploie. Sous cet aspect, P. CHARAUDEAU montre que l’identité collective, définie à partir de l’argumentation dans le discours, est le résultat d’un acte de partage qui est effectué à partir de deux modalités, l’une in praesentia, l’autre in absentia : en témoigne, dans ce dernier cas, l’exemple de l’Appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle, qui est évoqué pour souligner que le « Nous » dont il est question résulte de groupes d’individus séparés mais qui ont un commun un même idéal. Des remarques ponctuelles sont également présentées à l’égard du stéréotype : il permet aussi bien de percevoir une menace résultant de la défense de la part du « Je-Nous » de l’existence de sa collectivité que de montrer une fonction identitaire de défense du groupe, de stigmatisation du groupe autre et de révélation de la manière dont son propre groupe est vu par le sujet. C’est pour autant surtout dans les effets de l’altérité qu’il est possible de trouver les réflexions portant sur les réactions du sujet collectif : celles-ci peuvent prendre la forme du repli du groupe sur soi, de la domination d’un groupe par l’autre, ainsi que de l’ouverture du groupe vers les autres et c’est à partir de ces réactions que, comme CHARAUDEAU le souligne, « se différencient, à grande échelle, les identités collectives, […] comme on le voit dans l’histoire, et encore aujourd’hui en différentes parties du monde » (p. 118), avec des effets parfois même délétères portés par la radicalisation. Pour ce qui concerne le paragraphe sur le sujet pris dans l’acte d’énonciation, la question du dédoublement identitaire du sujet impose la présence également d’un « Il-tiers » porteur de discours de référence à côté d’un « Je » et d’un « Tu ». D’après P. CHARAUDEAU, s’inspirant de Ducrot, le sujet parlant fait l’objet d’une dissociation au moment où il prend la parole, entre notamment un sujet agissant et donc « communiquant », le « Je-personne », et un sujet « énonciateur » inscrit dans un acte d’énonciation, le « Je-personnage », qui est mis en scène par l’acte d’énonciation, mais ce dédoublement peut également concerner le « Tu » dans la manière dont le sujet communiquant construit l’image de son sujet partenaire de la communication. Celui-ci est l’interlocuteur du sujet communiquant mais aussi un « Tu-personnage » en tant que « sujet destinataire » idéal. Or, puisque, de son côté, il existe même un sujet récepteur en tant que sujet agissant qui est responsable du processus d’interprétation de l’acte de langage, il émerge un modèle de communication à quatre protagonistes et des catégorisations d’un sujet à quatre instances, qui peuvent relever de l’identité psychologique singulière du sujet lui-même ou de l’identité sociale collective. Par rapport à celle-ci, il est possible de distinguer des catégories entremêlées d’ordre biologique, d’appartenance à une classe sociale ou institutionnelle, mais aussi personnologiques liées à des traits d’identité psychologiques et moraux. Ces catégorisations peuvent également faire l’objet de l’identité discursive, notamment lorsque l’acte de langage est énoncé et que des procédés linguistiques interviennent pour marquer des positionnements et qualifier par le lexique les sujets qui agissent dans la communication. Trois exemples sont à ce propos présentés pour illustrer ce modèle, tirés d’un roman, d’une publicité et de l’ironie comme jeu dans l’interaction. Ce chapitre permet à l’auteur de démontrer que les identités sociale et discursive dépendent l’une de l’autre et que leur distinction est ainsi opératoire, confirmant que le sujet parlant est au centre de l’activité langagière.
La troisième partie de l’ouvrage, relative à La dimension communicationnelle (pp. 135-199), vise à rappeler que le sujet parlant est aussi bien contraint que partiellement libre dans ses choix communicationnels.
Le ch. 6, Le sujet parlant contraint. Du « contrat de communication » au « contrat de parole » (p. 137-174), commence par des réflexions sur la notion de « communication » et sur ses quatre conceptions, selon ses domaines d’emploi et les sujets parlants qui s’en emparent. La communication peut être conçue comme support de l’information, dans un environnement qui, caractérisé même par l’irréversibilité du développement technologique, voit tout comme communiquable. Cette conception de la communication s’oppose à celle de l’activité journalistique, qui voit dans la communication la source potentielle d’une manipulation. Une troisième conception de la communication la considérerait ainsi comme manipulatoire, voire, dans une quatrième conception, comme une illusion de la part des philosophes. Face à ces visions issues de disciplines diverses, P. CHARAUDEAU rappelle que l’acte de communication engendre des individus, leur interaction et leur influence réciproques par le biais du langage, d’où la conception de l’acte de communication comme acte de langage, notamment la totalité d’un acte langagier produit en situation réelle d’échange. L’auteur s’emploie à caractériser et à définir la situation de communication à partir des quatre principes fondateurs du postulat d’intentionnalité pour montrer non seulement que l’acte de communication est un acte de reconnaissance réciproque des partenaires de l’échange langagier mais aussi que l’ensemble des conditions d’interprétation de l’acte de langage s’inscrit dans une « situation de communication ». Celle-ci est alors abordée dans le cadre de l’École française d’analyse du discours : l’image de la scène de théâtre est à ce propos employée par l’auteur pour montrer que la situation de communication est soumise à des contraintes d’espace, de temps, de relations, de paroles, par rapport à laquelle les échanges langagiers ont lieu. La situation de communication est ainsi pourvue de composantes, à savoir l’identité du sujet parlant ; la finalité qui est visée par l’acte de langage, laquelle différera selon la modalité énonciative, la position de légitimité du sujet communiquant et la place du sujet destinataire ; le propos, autrement dit le contenu de parole par rapport à un domaine de savoir ; le dispositif, c’est-à-dire les circonstances matérielles dans lesquelles a lieu l’échange, qui, dans le cadre de la communication, peut porter sur les dispositifs de base de « conversation », de « médiation » et de « scène ». Ces composantes confirment que les partenaires de l’échange doivent tenir compte de contraintes psychosociales pour que l’intercompréhension se produise, ce qui justifie la souscription, au préalable, d’un « contrat de communication » pour souligner le type d’échange langagier qui les engage. La notion de « contrat de communication » s’avère donc être fonctionnelle pour rendre compte de tous les actes de langage et de toutes les situations de communication. L’auteur justifie son choix du concept de « contrat » dans la science du langage en le distinguant d’autres notions et en soulignant la pertinence du choix de ce mot en ayant recours aux cas de filiations, tant implicites qu’explicites, qui attribuent à l’acte de langage une définition contractuelle. Cette partie revêt un intérêt particulier car elle permet d’expliquer et d’expliciter des choix terminologiques qui sont à la base de la distinction des notions opérationnelles tant dans les sciences du langage que dans d’autres domaines des sciences humaines et sociales. Il en est ainsi de celle entre « contrat » et « genre », et de celle entre « contrat » et « scénographie », par rapport auxquelles l’auteur explique les points communs et les divergences entre sa démarche et celle qui est suivie par Dominique Maingueneau. En particulier, dans l’approche de P. CHARAUDEAU la notion de « contrat » permet de rendre compte des conditions situationnelles tant d’énonciation que d’interprétation et de faire comprendre qu’il s’agit d’une nécessité de l’échange langagier : le sujet parlant est ainsi soumis à des contraintes. Avant de présenter les marges de « liberté surveillée » de celui-ci, l’auteur fournit quelques exemples de « contrats-genres », à savoir d’idéaux-types, de catégories conceptuelles qui donnent des indications minimales sur les conditions de réalisation de l’échange, c’est-à-dire le contrat-genre de la situation de communication scientifique et le contrat-genre de la situation de vulgarisation scientifique.
Parler de la marge de manouvre dont dispose le sujet parlant revient à s’interroger sur ses stratégies d’« individuation », qui sont traitées au ch. 7 (Le sujet parlant en liberté surveillée. Les stratégies d’« individuation » (pp. 175-199). Le point de départ est dans ce cas représenté par la notion de « stratégie » et par son application à l’analyse du discours pour vérifier son emploi par le sujet parlant, à l’appui du postulat d’intentionnalité et de ses principes, notamment celui d’influence. Il émerge que les stratégies discursives ne sont pas toujours le résultat d’une rationalité logique, mais qu’elles mettent en scène des discours qui font apparaître l’« individuation » du sujet, c’est-à-dire le processus par lequel le sujet cherche à se singulariser faisant preuve de sa liberté et par rapport au principe d’altérité, au moment de l’acte d’énonciation, pour agir vis-à-vis de son interlocuteur, mais toujours dans un cadre de contraintes. Les stratégies d’individuation sont présentées à partir des enjeux qui sont posés au sujet parlant : il peut se servir d’une stratégie de légitimation pour justifier son droit à prendre la parole ; d’une stratégie de crédibilité pour considérer sa propre parole comme fondée ; d’une stratégie de captation pour « toucher l’autre » en faisant appel à la raison ou à l’émotion. L’auteur montre que l’individuation du sujet parlant passe aussi par des procédés, c’est-à-dire des catégories linguistiques qui sont inscrites dans la langue et qui sont repérables, mais aussi en partie contrôlées et en partie imprévisibles par rapport à leur effet de sens en contexte. Le contrôlable relève notamment d’instructions discursives explicites des contrats de communication et de la récurrence de certains procédés dans des situations plus ou moins ritualisées. Le sujet parlant peut ainsi se servir de marqueurs linguistiques particuliers dans certaines situations de communication, mais aussi de modes d’organisation du discours qui permettent de produire un effet stratégique. Parmi les exemples qui sont présentés par l’auteur pour confirmer le bien-fondé de ses réflexions, rappelons, entre autres, l’emploi du « on », celui du conditionnel, l’implicite ou la politesse, la contradiction et les mots insultants parmi les marqueurs linguistiques ; le descriptif, le narratif, l’argumentatif et l’énonciatif, en revanche, pour ce qui est des modes d’organisation du discours.
C’est La dimension topicalisante (pp. 201-272), correspondant au sujet parlant « aux prises avec les savoirs » (p. 201), qui conclut le parcours discursif proposé par P. CHARAUDEAU.
Le ch. 8, Les « imaginaires sociodiscursifs » (pp. 203-248), porte sur la manière dont le sujet parlant est en relation avec le monde et dont est effectué le travail de représentation signifiante du monde. Celui-ci dépend de l’interaction entre le « Je » et le « Tu », qui produisent des « imaginaires sociaux », c’est-à-dire des représentations collectivement partagées dans une communauté linguistique. Pour les aborder, le point de départ de l’auteur est représenté par la définition du « savoir », à partir de Foucault, et par la relation que le savoir entretient avec les pratiques discursives, distinguant le savoir de la « vérité » et du « pouvoir », soulignant les points de contact entre ces notions et leurs distinctions, mais aussi présentant une définition de la « réalité » pour aboutir à ses représentations. Sont ainsi présentées les modalités de construction du savoir, par rapport auxquelles il importe de comprendre quel savoir construit ce que le sujet parlant dit, qui dépendent de la source du savoir : d’où la distinction entre « savoirs de connaissance », « savoirs de croyance », « savoirs d’opinion », « savoir de révélation » et « savoir de fiction ». Ces modalités de savoir permettent à P. CHARAUDEAU de décrire quelques-unes des configurations qui sont le résultat d’un savoir particulier, à savoir les « figures des systèmes de pensée » que sont les « théories », les « doctrines », les « idéologies », les figures d’« opinion commune » ou discours porteurs d’imaginaires – la « doxa », le « stéréotype » et l’« idéologie » –, et l’« imaginaire » avec ses deux niveaux transculturels et socio-culturels. C’est notamment de l’hétérogénéité des sociétés et de la fragmentation des imaginaires qui y circulent qu’il est question pour montrer que cette instabilité permet d’adapter les imaginaires aux disciplines auxquelles ils se réfèrent et à un moment donné, ainsi sans en déterminer a priori la catégorie, selon le corpus auquel ils sont appliqués. Il résulte que le sujet parlant est producteur d’imaginaires sociaux par ses propres discours mais qu’il est aussi contraint par ceux-ci, qu’ils soient conscients ou inconscients, et qu’il en est à l’origine en tant qu’énonciateur et en tant qu’interprétant.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré au sujet interprétant (pp. 249-270), à la fois coconstructeur et récepteur de l’acte accompli par le sujet énonciateur, ainsi que sujet qui est à la base du processus de compréhension et d’interprétation. L’attention est alors focalisée sur l’interprétation discursive à partir de l’herméneutique par rapport à la compréhension, à savoir le moment d’appréhension globale du sens, et au parcours qui est à l’œuvre de la compréhension du sens à l’interprétation de la signification, par rapport à laquelle est prise en compte la présence du sujet parlant ainsi que celle du sujet autre. Quant aux possibilités d’interprétation des énoncés, des opérations d’inférence interviennent pour permettre au sujet récepteur de relier des données internes à l’énoncé et des données externes à l’acte d’énonciation, dont le résultat sera une compréhension subjective, autrement dit « un discours sur des discours » (p. 259). Celui-ci doit être activé par des inférences à partir de données externes au contrat de parole, de la connaissance de l’interprétant sur l’identité du sujet communiquant, et de la configuration discursive qui est à la base d’une signification latente. Toute activité d’interprétation est en outre favorisée par des supports qui dépendent des composantes situationnelles de l’acte de langage – le contrat de parole, les traits d’identité, le dispositif, des savoirs de croyance, des savoirs idéologisés et des données relatives – et des imaginaires partagés. P. CHARAUDEAU montre que le processus d’interprétation est également soumis au statut du sujet interprétant dans le dispositif d’échange selon les contraintes du contrat de communication, mais aussi à ses caractéristiques psychologiques et sociales, d’où des interprétations en situation d’échange interpersonnel privé, en situation de réception d’une parole publique, en situation de sujet analysant en tant que sujet évaluateur ou en tant que sujet chercheur. Enfin, puisque l’interprétation est conçue comme un processus, l’auteur se demande si, parmi les interprétations, certaines sont plus « justes » que d’autres, bien que ce ne soit qu’aux sujets acteurs de juger de la justesse ou de la fausseté d’une interprétation, tandis que cette question est différemment posée lorsque l’interprétation a lieu en situation de sujet analysant. Dans ce cas, c’est en effet la cohérence qui permet de trancher pour une interprétation parmi toutes les interprétations possibles.
Dans la Conclusion. Le Sujet parlant entre contrainte et liberté (pp. 271-272), qui reprend tant le titre que la troisième partie du volume, l’auteur confirme que dans le cadre de l’analyse du discours le sujet parlant est au centre de l’activité langagière comme acteur, héritier et témoin, mais qu’il se trouve également au centre d’une activité de communication qui lui impose des contraintes et qui le met dans un rapport d’altérité vis-à-vis d’un autre sujet. C’est dans les diverses situations de parole, d’échange et de communication que le sujet parlant acquiert son existence et que celui-ci, « contraint et libre, témoigne, par la mise en scène de ses actes de langage et par ses discours, de son héritage, de sa présence au monde, aux autres et à lui-même » (p. 272).
Il émerge de cet ouvrage composite, qui place au centre des préoccupations langagières et discursives le « Je », que celui-ci est en fait à rapporter continuellement à un « Nous », par lequel le premier s’exprime en vertu des influences auxquelles il est soumis. Or, l’auteur se reflète dans ce « Je », soulignant qu’il tente d’effectuer une recomposition en clé tant intégrative que réactualisée de ses propres ouvrages pour les placer dans une perspective d’ensemble et pour y ajouter de nouveaux éléments, voire rectifier des propositions préalables.
Le sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective pluridisciplinaire s’avère ainsi être un ouvrage de référence qui à la fois résume et met à jour, sous une lumière tant généralisante que particularisante, le point de vue de l’auteur, témoignant de son inscription dans le courant pragmatico-énonciatif de l’École française d’analyse du discours. La visée vulgarisatrice de l’auteur est confirmée par une organisation intertextuelle ordonnée et cohérente, où chaque partie est introduite par des prémisses et se termine par un bilan ou une conclusion provisoires, et où plusieurs exemples justifient le bien-fondé des concepts introduits dans la partie la plus empirique du travail. Les publics auxquels l’ouvrage est destiné sont donc variés tant par l’âge que par l’origine et la formation : il pourrait s’adresser à des élèves en disciplines liées aux sciences humaines et sociales ainsi qu’à des spécialistes de domaines et d’origines différents, dont le dénominateur commun est de mieux comprendre ou saisir le rôle du sujet parlant en sciences du langage. C’est pourquoi sa lecture peut être conseillée à toute personne, spécialiste ou néophyte, qui s’emploie à mieux comprendre la vie en société et le rôle qui y joue le sujet parlant.
[Alida M. SILLETTI]