Marie-Hélène HERMAND et Annie Niessen (dir.), Le multilinguisme et l’Union européenne

di | 7 Luglio 2024

Marie-Hélène HERMAND et Annie Niessen (dir.), Le multilinguisme et l’Union européenne, De Europa, n°1, 2023, p.142.

Ce numéro spécial de la revue De Europa (disponible en ligne à l’adresse https:// www.deeuropa.unito.it), consacré au multilinguisme dans l’Union européenne, comprend six essais, précédés d’une introduction par les éditeurs et suivis de deux comptes rendus de textes sur l’intégration et l’éducation dans le contexte européen, respectivement. Le numéro s’achève sur une suggestion de lecture complémentaire et sur une série de résumés et de mots-clés se rapportant aux contributions présentées. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité du numéro spécial de l’année précédente (consacré à Multilinguisme et variétés linguistiques en Europe à l’aune de l’intelligence artificielle et édité par Rachele Raus, Alida Maria Silletti, Silvia Domenica Zollo et John Humbley), en conservant sa perspective interdisciplinaire et multilingue, ainsi que l’accent mis sur les langues minoritaires. 

L’Introduction, Multilingue et Union européenne (pp. 7-11), rédigée par Marie-Hélène HERMAND, chercheuse dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, et Annie Niessen, Docteur en Sciences politiques et sociales, avec le titre additionnel de Doctor Europaeus, illustre les questions envisagées à propos de la vocation pluraliste de l’Europe : de l’examen des dispositifs juridiques à l’analyse des besoins des citoyens et des résidents en général, en tenant compte également de leurs fragilités respectives (du point de vue des minorités linguistiques) et de la diffusion de l’euro-anglais à l’ère post-Brexit. 

La première contribution, Comment encadrer juridiquement la communication sur internet des institutions européennes en matière de multilinguisme ? (p. 15-26), de Laure CLÉMENT-WILZ, fondée sur un examen précis de la législation communautaire concernant l’usage du multilinguisme, met en évidence la nécessité d’une mise à jour du cadre juridique de la communication sur les sites web. En effet, le cadre réglementaire fondamental (dit Règlement No 1) date de 1958 et n’a pas subi de modifications significatives, malgré le tournant décisif qu’a représenté 1993, année qui a marqué l’ouverture du Web au public. Alors que le site « Europa » n’a été créé que deux ans plus tard, les institutions européennes conservent une grande marge de manœuvre quant aux langues avec lesquelles elles interagissent avec les citoyens. L’absence de contraintes claires en matière de langues officielles européennes entraîne un manque de transparence et risque d’avoir un impact majeur sur les choix des résidents, compte tenu également du fait que la plupart des institutions de l’UE tweetent en anglais et que, notamment, le site web de la BCE met en œuvre une politique linguistique totalement axée sur l’anglais. Dans la période post-Brexit, qui voit encore l’anglais comme langue officielle de deux États membres (Irlande et Malte), les données d’Eurostat montrent que « les langues maternelles les plus parlées par les résidents des 27 États membres sont l’allemand (18 %), le français et l’italien (14 % chacun), l’espagnol et le polonais (10 % chacun) » (p. 22).

Nous n’entrerons pas ici dans les détails de l’analyse d’Ornella GUARINO, English Language and European Union : A Corpus-Based Study of EU Secondary Legislation (p. 27-55), car elle ne traite pas explicitement des questions relatives au français et à la francophonie en général, mais se concentre sur l’analyse de l’anglais parlé dans l’UE dans la période post-Brexit, afin d’évaluer les proportions de la consolidation d’une variante euro-anglaise à la fois dans les relations internationales au sein de l’UE et dans les relations entre les États membres et les tierces parties.

Juliette CHARBONNEAUX, dans Le multilinguisme, levier de légitimation pour la présidente de la Commission Européenne ? Représentation d’Ursula von der Leyen en figure d’autorité polyglotte (p. 47-59), examine les traits identitaires dévoilés par la communication d’Ursula von der Leyen depuis son investiture à la tête de la Commission européenne. Les éléments biographiques partagés mettent en évidence une sorte de chaîne de cause à effet qui, à partir de son enfance bruxelloise et de sa fréquentation de l’école européenne, déterminerait son europhilie et son penchant pour le multilinguisme. En d’autres termes, en tant qu’ « incarnation » du multilinguisme (p. 50), elle serait naturellement encline à défendre l’ethos pluraliste de l’Europe, « selon la célèbre formule d’Umberto Eco : “La langue de l’Europe, c’est la traduction” » (Ibid.). Cependant, l’exercice de ses fonctions met à l’épreuve la déclaration d’intention, au point que vers la fin de l’année 2019, certains fonctionnaires francophones lui adressent une lettre ouverte demandant de renforcer l’usage du français dans leurs activités, et que plusieurs médias soulèvent par la suite la question de la hiérarchisation du français par rapport à l’anglais, surreprésenté dans le discours institutionnel, au point d’aboutir à une sorte de diglossie. L’auteure note également que la défense du multilinguisme cache parfois une inquiétude, sur le plan politico-économique, par rapport à l’atlantisme, et, sur le plan linguistico-culturel, par rapport à la perte de terrain du français en tant que langue nationale et élément identitaire.

L’article suivant, intitulé Labelled glossaries in the context of migration : a proposal for Italian and English (p. 61-84), rédigé par Ferdinando LONGOBARDI et Valeria PASTORINO, se concentre à nouveau sur la langue anglaise, en plus de l’italien, afin d’étudier les difficultés de compréhension les plus courantes qui ont un impact sur les communautés de migrants. L’analyse, qui prend également en ligne de compte la communication institutionnelle adressée aux migrants eux-mêmes, part de deux glossaires internationaux, REM et OIM, pour examiner la terminologie relative au phénomène migratoire, en soulignant également les causes et les conséquences liées aux choix des administrations. L’étude propose la création d’outils informatiques destinés à la recherche dans le domaine de la lexicologie liée à la migration.

La contribution L’integrazione nella diversità : lo spazio possibile (e necessario) delle lingue di origine degli stranieri residenti nella politica linguistica dell’Unione europea (p. 85-101) de Maria Simoniello reprend le concept de “langue minoritaire” et le réexamine à la lumière du contexte multilingue européen. En gardant à l’esprit les lignes directrices fournies par Dell’Aquila-Iannàccaro (2004), l’auteure y met l’accent sur l’importance de la poursuite d’une politique linguistique, qui découle d’un ensemble d’hypothèses idéologiques et politiques. Face aux 24 langues officiellement reconnues au niveau de l’UE, le paysage des langues parlées par les résidents est, de toute évidence, extrêmement varié. Compte tenu qu’il existe 7151 langues dans le monde (selon le classement fourni par le site Ethnologue en 2022) et qu’elles sont en diminution par rapport aux enquêtes précédentes, il semble urgent de mettre en place des dispositifs pour protéger également les « nouvelles langues minoritaires », c’est-à-dire celles qui sont parlées par les communautés de migrants dans l’UE. D’autre part, les catégories de monolinguisme, de multilinguisme et de plurilinguisme semblent souvent instables, au point de représenter principalement des « idéaux régulateurs », selon l’interprétation de De Mauro (2005). L’étude se concentre sur la réalité italienne, en partant de l’hypothèse que la définition d’une terminologie appropriée peut dissiper les malentendus qui seraient préjudiciables à la promotion des idiomes apportés par les migrants. Les définitions les plus attestées risquent en effet soit d’exclure ces langues du patrimoine historique des langues protégées, du moins d’un point de vue juridique, soit de souligner la nature transitoire du contact, décourageant ainsi l’adoption d’une politique linguistique ad hoc. L’acronyme LOS est donc proposé : « Langues d’origine des étrangers présents en permanence en Europe ». La promotion des LOS s’inscrit pleinement dans la nécessité européenne de renforcer la richesse linguistique, si l’on considère qu’elles représentent la « pièce la plus récente de la mosaïque européenne du multilinguisme » (p. 90). À l’heure actuelle, les institutions européennes ne sont pas censées intervenir directement dans ce domaine, mais les interventions des différents États membres, comme dans le cas de l’Italie, témoignent de l’attention accordée à la protection des langues maternelles des migrants. Cette attention est une condition préalable essentielle à la réalisation d’une coopération efficace.

Cette analyse est suivie d’une autre étude en anglais, Multilingual communication : the role of gaze, physical contact, and time perception and organisation in intercultural interactions (p. 103-122), de Maria Grazia Busà, Chiara Facciani et Arianna Notaro, qui vise à étudier l’impact de la communication non verbale dans les relations entre les Italiens et les Nord-Africains, en se concentrant principalement sur l’utilisation du regard et de la proxémique.

Lara PICCARDO propose également un compte rendu de l’essai Storia dell’integrazione europea (Nouvelle édition, Milano, Guerini e Associati, 2022) d’Umberto Morelli et Joanna Sondel-Cedarmas, un jalon dans l’évolution de l’identité européenne, publié en 2011, et maintenant mis à jour avec les questions brûlantes du Brexit et du conflit en Ukraine (p. 125-127), tandis que Guido LEVI s’attache au numéro spécial Défense européenne et unité politique : Les leçons de l’échec de la Communauté européenne de défense (1954) de la revue « L’Europe en formation » (n° 2/2022), qui retrace les étapes cruciales de la consolidation du sentiment communautaire, à la lumière de l’axiome « construire l’Europe, c’est construire la paix » (p. 129-165).

La dernière section, précédant les résumés, s’avérant comme un condensé de l’esprit communautaire qui anime la revue et ce numéro en particulier, propose une présentation du volume Essere Europa d’Antonio Calabrò, Maurizio Ferrera, Piergaetano Marchetti, Alberto Martinelli, Antonio Padoa-Schioppa et Paola Profeta (Milano, La Nave di Teseo, 2022) :  le texte aborde des questions cruciales dans le débat contemporain, allant de l’absence d’une politique étrangère et de défense européenne commune au constat que de nombreux progrès ont été réalisés, notamment dans le droit à la libre circulation des membres de l’UE et dans l’importance d’une coopération tournée vers l’avenir face aux nouveaux défis ouverts par l’avènement de l’intelligence artificielle.  Dans l’ensemble, ce numéro spécial rend compte des multiples facettes du phénomène du multilinguisme et de certaines contradictions encore à résoudre, comme l’urgence de sauvegarder les nouvelles langues minoritaires qui représentent non seulement un atout, pour les nouveaux résidents et citoyens, en vue de l’acquisition des langues communautaires, mais aussi un élément de richesse qui nourrit la vocation pluraliste de l’Europe. En ce sens, les études menées s’inscrivent dans plusieurs axes, allant de la nécessité de promouvoir les langues autres, ce qui émerge à la fois dans l’enquête sur les langues (prétendument) faibles, menée par Luisa Revelli, Andrée Tabouret-Keller et Gabrielle Varro (Langues faibles. Lingue deboli, 2017), à la critique par Geneviève Tréguer-Felten de l’aplatissement lié à la hiérarchisation des langues (Langue commune, cultures distinctes. Les illusions du “globish”, 2018), à la valorisation du multilinguisme dans une perspective à la fois culturelle et économique, prônée notamment par Gabrielle Hogan-Brun (Linguanomics. Quel est le marché du multilinguisme ?, 2017) et par Michele Gazzola, dont les études vont de la valeur des compétences linguistiques du point de vue de l’emploi (2017) à la planification d’une politique linguistique pour soutenir les minorités linguistiques (2021). C’est précisément la prise en compte de ces dernières comme des éléments de biodiversité à préserver au niveau européen, par Vincent Climent-Ferrando (de son observatoire privilégié, en tant que chercheur recouvrant la Chaire Unesco pour les politiques linguistiques du Multilinguisme), qui fait réfléchir sur les récents mouvements de réappropriation identitaire et linguistique tant à l’échelle locale, comme le souligne Brigitte Rührlinger (2005) à propos du mouvement néo-ladin dans la province de Belluno, qu’à l’échelle européenne, comme l’atteste l’initiative Minority Safepack – one million signatures for diversity in Europe lancée par des citoyens européens « en 2013 selon les modalités prévues par l’Art. 11(4) TUE, dans laquelle l’UE a été invitée à adopter des mesures visant à renforcer la protection des personnes appartenant à des minorités nationales et linguistiques afin de mettre en valeur la diversité linguistique et culturelle de l’Union » (cf. Maria Simoniello, p. 93). L’adhésion au multilinguisme, souvent considérée comme une valeur essentiellement européenne, devient une question encore plus actuelle, capable d’embrasser à la fois la perspective du patrimoine culturel historique italien et centre-européen tout comme la frontière ouverte par les « nouvelles langues minoritaires », si elle est encadrée dans la phase géopolitique actuelle, comme le démontre Stefan Rabanus dans Cartographic representation of multilingualism : from the Ladin valleys to eastern Ukraine (2023).

[Silvia FERRARI]