Gaudin F. (éd.), Avec la rouge bannière !

di | 6 Luglio 2024

Gaudin F. (éd.), Avec la rouge bannière !, Lambert Lucas (« La Lexicothèque »), Limoges, 2023, 166 p.

Avec la rouge bannière ! – formule que Lachâtre adopta comme sa devise et choisie comme titre de cet ouvrage préfacé par Jean-Yves Mollier (pp. 9-12) – présente un choix d’articles découlant d’un colloque dédié à Maurice Lachâtre (1814-1900) en 2014, pour fêter le bicentenaire de ce lexicographe progressiste « utopiste réalisateur, militant et entrepreneur, anticlérical et spirite, soucieux de changer la vie et la langue » (p. 13), comme le décrit François Gaudin dans son Introduction (pp. 13-14).

Jacqueline LALOUETTE (Maurice Lachâtre et Monseigneur Bouvier, Évêque du Mans ou comment un lexicographe fabriqua une pornographie, pp. 15-34) retrace une entreprise de Lachâtre qui porta un mauvais coup à l’Église, c’est-à-dire la traduction en français et la diffusion, sous le titre de Manuel des confesseurs, d’un manuel de théologie morale sur la sexualité, rédigé par Monseigneur Bouvier pour la formation des prêtres. L’auteure parcourt les premières diffusions du texte de Bouvier jusqu’à son arrivée dans les mains de Lachâtre, qui en demanda la traduction à son ami Paulin Franques. Le traducteur a pourtant abondé en amplifications et manipulations, opérant des vraies trahisons lexicales au texte, jusqu’à le rendre potentiellement pornographique. Le caractère scabreux du livre lui fit connaitre un succès inattendu, par lequel Lachâtre essayait de discréditer les prêtres, de démolir la religion et l’Église, sans vouloir reconnaitre la tentative de Bouvier « de modernisation de l’éthique catholique » (p. 28). Entreprise réussie aussi grâce aux rééditions successives par, entre autres, Léo Taxil, sans qu’on ne se pose jamais de questions sur la conformité à l’original.   

Bien que la question posée par Michel CORDILLOT dans son titre (Le Dictionnaire Universel de Maurice Lachâtre : un manifeste socialiste quarante-huitard sous l’empire autoritaire ?, pp. 35-43) soit ouvertement rhétorique, elle conduit à réfléchir à ce que le Dictionnaire Universel (DU) a pu représenter dans le paysage politique des années 1850, période de l’« Empire autoritaire », vu qu’il valut à Lachâtre une amende et une condamnation à cinq ans de prison. La seule précaution prise par Lachâtre et ses collaborateurs – ouvertement « réfractaires » et « républicains rouges » (p. 38) – fut celle d’en modifier le titre, qui devait être Dictionnaire du peuple, mais le but poursuivi et les orientations idéologiques étaient claires : il s’agissait d’une « arme d’émancipation » (p. 39) contre le despotisme, d’une dénonciation de la condition des classes populaires. La dimension républicaine et socialiste du DU augmentait avec l’avancée des livraisons et montrait aussi un intérêt vers toutes les formes de progrès et d’innovation. Cordillot suggère que le régime autoritaire aurait initialement toléré la publication pour ne pas attirer plus d’attention, jusqu’à 1858, lorsqu’un procureur se pencha effectivement sur cette « machine de guerre sociale » (p. 42) et intenta un procès qui porta vers sa condamnation… le 14 juillet.

Françoise GUERARD déplace l’attention vers Le Dictionnaire des Écoles : chimère pédagogique pour temps incertain (pp. 45-52), conçu pour les écoles qui surgissaient partout suite à la loi Guizot de 1833, rendant l’enseignement primaire obligatoire pour les garçons dans chaque commune. Cependant ces écoles communales disposaient de peu d’instruments pédagogiques, et les dictionnaires en plusieurs volumes de l’époque n’étaient pas abordables. Dans ce cadre, Lachâtre publie son Dictionnaire des Écoles, un dictionnaire encyclopédique à la nomenclature abondante (40.000 mots) et riche aussi en terminologies, argots, mots tabous ou rares, etc. dont les critères d’adoption sont opaques, tout comme ceux pour le choix des noms propres mélangés aux mots de la langue dans l’ordre alphabétique. Lachâtre essaye de « tout dire » (p. 50) – même si les absences sont nombreuses et parfois inexplicables –  en écrivant peu, parfois au détriment de la lisibilité, en entassant des éléments qui n’ont en commun que l’orthographe, dans la volonté de transmettre des connaissances aux enfants et à leurs maitres. Tentative qui n’a guère eu de succès, car ce dictionnaire n’a pas fonctionné, n’ayant pas réussi à entrer dans les salles de classe de l’époque.

Après avoir décrit sa « rencontre » fortuite avec Lachâtre et ses écrits, François GAUDIN en décrit la formation, les débuts de libraire et d’opposant à l’empire, pour essayer ensuite de répondre à la question posée dans le titre de son article : Pourquoi Maurice Lachâtre a-t-il écrit des dictionnaires ? (pp. 53-64). Non pas « un » dictionnaire, mais cinq dictionnaires en plusieurs tomes, et 2 ouvrages complémentaires pour le Nouveau Dictionnaire universel. Pourquoi donc tous ces dictionnaires, dont quelques-uns furent saisis et détruits par les autorités ? À travers la description du contenu de plus en plus ouvertement démocratique et socialiste, voire communiste, des dictionnaires de Lachâtre, surtout pour ce qui est du choix de citations et d’exemples plutôt audaces, Gaudin montre l’activisme d’un lexicographe qui veut préparer l’émancipation de la classe ouvrière et des femmes par la diffusion des idées d’avant-garde, et selon qui les dictionnaires sont un ouvrage de combat, ce dernier devant être poursuivi par la société anonyme Librairie du Progrès, aussi après sa mort.

Dans Lachâtre et la néologie (pp. 65-75), Jean-François SABLAYROLLES (1951-2020) compare la conception et la pratique néologique dans le DU à celles de ses contemporains, Littré, Larousse, et Hatzfeld, Darmesteter et Thomas. Faute de sources directes sur la pensée du lexicographe autour des néologismes, l’auteur compare en premier lieu les articles consacrés aux mots fabriqués avec néos et logos, qui reprennent les distinctions traditionnelles de l’époque (certaines ayant disparu aujourd’hui) et qui présentent de manière favorable mais prudente « l’art de former des mots nouveaux » (p. 68), que l’on retrouve aussi chez les autres lexicographes. En deuxième lieu, Sablayrolles compare la pratique concrète de Lachâtre qui, pour ce qui est du pourcentage de néologismes adoptés, vient en fait en deuxième position après Larousse et avant Littré, ce dernier suivi de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas. La comparaison poursuit en testant les présences et les absences – probablement dues au fait d’être l’un des premiers dictionnaires de la série considérée – et porte à conclure qu’elles vont dans la même direction que les conceptions développées dans les articles consacrés au mots fabriquées avec néos et logos, sans montrer des raisons idéologiques.

Dans une perspective sociolinguistique, Christophe REY (Dictionnaire du peuple et français populaire, pp. 77-87) se penche sur l’observation de la place faite à la variation lexicale, notamment au français populaire. Pour ce faire l’auteur prend en considération les préfaces du DU et du NDU, qui pourtant ne disent pas grand-chose sur le traitement de la variation lexicale et des registres de langue. Il s’adresse par conséquent à la macrostructure et à la microstructure, à partir des rares articles disposant de la marque populaire, à laquelle il lui a fallu ajouter d’autres marques diastratiques (familier, trivial, vulgaire, injurieux, argot, jargon, etc.) pour découvrir en fait une présence significative de la variation linguistique populaire et régionale – assortie d’une certaine tendance prescriptive qui fait cohabiter l’ouverture vers le français « du peuple » et la volonté de décrire un « bon usage ». Qui plus est, la place faite aux « marges » de la langue et aux « marques » lexicographiques résulte réduite dans la refonte du NDU par rapport au DU, presque dans une tentative de neutralisation, pour expliquer laquelle Rey lance plusieurs hypothèses à vérifier.

Parmi les préoccupations linguistiques de Lachâtre figurent la féminisation et la réforme de l’orthographe. Dans L’utopie orthographique de Casimir Henricy (pp. 89-106), Christine JACQUET-PFAU s’occupe de la seconde, à partir de l’article que le NDU consacre à Casimir Henricy, auteur, entre autres, d’un Traité de la réforme de l’orthographe, qui s’insère dans un débat très vif à l’époque. Soutenue par Lachâtre, son orthographe reformée – qui prévoyait « une correspondance entre notation écrite et oralisation basée sur quinze voyelles et vingt consonnes » (p. 94) que Jacquet-Pfau décrit minutieusement – fut publiée in extenso dans le DU et proposée dans ses autres dictionnaires, avant d’être publiée aussi dans La Tribune des Linguistes en 1858. La collaboration d’Henricy avec Lachâtre continua après le retour de ce dernier de l’exil en 1864, lorsqu’il devint le secrétaire de rédaction du NDU. Les revendications de la réforme de l’orthographe, qui doit faire connaitre la prononciation et la correspondance écrit-oral, découlent de la conviction qu’une telle simplification pourrait conduire les hommes à partager une langue universelle, à l’union des esprits, à l’autonomie : il s’agit donc aussi d’un militantisme politique.

Dans Le travail, l’engagement et l’exil. Notes sur les lettres d’Eugène Sue à Maurice Lachâtre (pp. 107-111), Judith LYON-CAEN étudie la correspondance entre Lachâtre et Sue, qui s’étend des débuts de leur collaboration en 1849 jusqu’à la mort de ce dernier en 1857, peu après la saisie et la suppression des Mystères du peuple, « livre d’action, de propagande, de ‘campagne’ » (p. 107), fresque de l’histoire des prolétaires et des bourgeois. La correspondance a le mérite de documenter le projet et le travail de l’écrivain, d’un professionnel qui se pose des questions techniques et se soucie de la publicité et de la distribution des livraisons, dont il discute avec Lachâtre. Et encore, une partie de la correspondance porte sur l’argent, que Sue essaye de gagner de manière stable, en échange d’un travail d’écriture régulier, y compris pour Lachâtre, avec qui il signa un contrat d’environ 50 000 francs par an. Au fur et à mesure que la situation politique l’exclut, Sue est de moins en moins une assurance de succès pour ses éditeurs, et avec le coup d’État, l’exil, la censure, les abonnements et ses revenus diminuent, avec ceux de Lachâtre, mais les deux n’abandonnent pas le combat socialiste.

Ce n’est pas qu’avec Sue que Lachâtre entretenait une correspondance : dans Plusieurs lettres inédites de Karl Marx à Maurice Lachâtre (pp. 113-121), Jean-Numa DUCANGE met en évidence le rapport entre Marx et son premier éditeur qui en fit connaitre la « critique de l’économie politique » dans le pays « des révolutions » (p. 113). Après avoir retracé l’histoire de l’édition Lachâtre, traduction entièrement relue par Marx, l’auteur se penche sur des documents relatifs à l’élaboration concrète et matérielle du Capital, restés inédits jusqu’à 2019. Ducange décèle dans ces lettres la pensée de Marx sur le contexte français après l’échec de la Commune de Paris, son reproche du socialisme idéaliste des proudhoniens, sa critique sur les romans d’Eugène Sue, mais surtout sa première préoccupation : vulgariser le Capital de manière intelligible et accessible au plus grand nombre. L’auteur conclut à la nécessité de mieux connaitre les sources de la réception des idées marxistes en France : des brochures, almanachs, bréviaires qui diffusèrent « une certaine vision du monde influencée par un certain marxisme » (p.121) lequel reste pourtant une construction historique fragile autour de Marx, qui voulait plutôt combattre les « autres » socialismes.

Dans Questionner la pensée de Maurice Lachâtre (pp. 123-136), Nicole EDELMAN confronte Lachâtre au contexte spiritiste de son époque, dans laquelle certaines découvertes sur le somnambulisme magnétique soulèvent des questionnements médicaux sur le lien entre corps et esprit. L’historienne reconstruit ses contacts avec le spiritisme qui propose de nouvelles manières de penser l’univers et voudrait renouveler le christianisme par une réconciliation entre science et religion. Lachâtre est conquis par cette doctrine à laquelle il consacre des articles de son Dictionnaire français illustré. Son NDU aussi « bénéficie de la collaboration et de l’appui d’Allan Kardec » (p. 127) – nom d’un ancien druide pris par Rivail lorsqu’il mit en place sa doctrine spirite, selon laquelle il dialoguait avec les esprits par le biais de médiums – et propose des approfondissements pour les termes spéciaux du vocabulaire spirite. Au fil du temps, les croyances de Lachâtre évoluent, il n’est plus strictement kardéciste, et développe une pensée qui lie de plus en plus spiritisme et socialisme

Robert ROSSI se penche sur le rapport entretenu par Lachâtre avec un autre éditeur de l’époque. Dans Maurice Lachâtre et Léo Taxil, deux anticléricaux. Biographies croisées (pp. 137-159), Rossi montre que, malgré la différence d’âge, les deux partagent leurs trajectoires dans plusieurs points, à chacun desquels un approfondissement est consacré. A partir de l’éducation solide qu’ils ont reçue, malgré les origines différentes (enfant de colonel au titre de baron, l’un, et fils de quincaillier plutôt riche, l’autre), passant par la rupture adolescente provoquée par l’anticléricalisme de l’un et le combat républicain de l’autre, ainsi que par l’expérience du service militaire en Algérie, au début de l’occupation, en 1832, dans le cas de Lachâtre, et autour de 1870, en contexte de guerre, dans celui de Taxil. Leur pensée politique se recoupe aussi : de l’adhésion aux idées révolutionnaires soutenue par la fréquentation des milieux insurrectionnels, à l’anticléricalisme – bien que ce dernier représente l’essentiel du travail éditorial de Taxil, alors qu’il n’est que l’une des nombreuses activités de Lachâtre – qui leur coutèrent l’exil politique, d’où ils continuèrent leurs combats politiques.

Dans Maurice Lachâtre, de l’éditeur français à l’éditeur Brésilien (pp. 161-166), Alexandre Rocha raconte de s’être inspiré de Lachâtre pour sa maison d’édition brésilienne de livres spirites, malgré l’éloignement de ce dernier de la pensée d’Allan Kardec, codificateur du spiritisme, avec lequel il avait collaboré pendant l’exil à Barcelone. C’est en Espagne que, suite à l’Autodafé de Barcelone (l’inquisition brula environ 300 livres spirites importés par Lachâtre), cet enseignement a connu une large diffusion. L’écho de cet évènement arrive au Brésil, où Rocha choisit Lachâtre comme « partenaire » de son projet éditorial, inspiré d’abord de cette capacité de « transformer une défaite apparente en campagne publicitaire très efficace pour une nouvelle philosophie » (p. 162), et ensuite des ouvrages spirites auxquels il avait contribué à donner des bases scientifiques.

[Chiara PREITE]