Giovanni DOTOLI, Salah MEJRI, Béchir OUERHANI, Jia ZHAO, Lichao ZHU (éds), Dictionnaire et patrimoine. Les discours du dictionnaire et les dictionnaires du discours

di | 5 Febbraio 2025

Giovanni DOTOLI, Salah MEJRI, Béchir OUERHANI, Jia ZHAO, Lichao ZHU (éds), Dictionnaire et patrimoine. Les discours du dictionnaire et les dictionnaires du discours, Les Cahiers du dictionnaire, n°15, Classiques Garnier, 2023, pp. 404.

Les contributions réunies dans ce volume sont articulées en trois sections. La première aborde les relations entre « Dictionnaire et patrimoine ». La contribution de G. Dotoli (« Classer la langue. De l’invention classificatoire au dictionnaire », pp. 13-31) revient sur les étapes principales de la naissance des dictionnaires. Il rappelle l’idée qui est à la base de la naissance du dictionnaire, à savoir la nécessité que l’homme ressent de classer les idées pour combattre l’ « horreur du vide » (p.13). La lexicographie naît en tant que « lexicographie pragmatique » (p.14) : confronté à la nécessité de communiquer avec des peuples différents, l’exigence de cataloguer la langue est primordiale à tel point que les premières inscriptions sur les tables sumériennes sont déjà en deux langues. Les glossaires augmentent chez les Grecs et les Romains et connaissent un véritable épanouissement au Moyen-Âge tant et si bien que Alain Rey introduit le néologisme glossographie pour cette période (p.21). Au fur et à mesure les recherches s’affinent et les premiers discours sur la langue apparaissent. Au siècle suivant, on assiste à la consécration de la langue française, soutenue et protégée par les dictionnaires. Ce long parcours a le mérite de souligner que le besoin de classer la langue sert non pas à fixer la langue mais à en montrer les mouvements, qui s’accordent à l’unisson aux transformations sociales.

La plupart des contributions qui suivent s’inscrivent dans le contexte arabe. La réflexion de Béchir Ouerhani (« La tradition lexicographique arabe » pp.33-62) présente une synthèse de la tradition lexicographique arabe, à partir de ses débuts jusqu’à l’époque contemporaine (p.33). Après avoir rappelé que les disciplines liées à la linguistique sont nées pour l’exégèse du Coran, Ouerhani souligne que la production lexicographique arabe s’inscrit dans la transition de la société arabe de l’oral à l’écrit, évènement qui a imposé la fixation à l’écrit de discours oraux et la collecte de données lexicales à partir d’usagers des tribus bédouines (leur langue étant considérée comme la plus prestigieuse). De façon progressive, on assiste à l’apparition de glossaires thématiques et d’ouvrages de langue générale : ceux-ci sont ensuite décrits à partir de la catégorie d’appartenance (dictionnaires de langue générale, encyclopédiques, dictionnaires de langue thématiques). Ouerhani expose ensuite les critères qui sont à la base de la macrostructure et de la microstructure de ces ouvrages et termine sa contribution en soulignant les relations de continuité et en même temps l’innovation nécessaire de la lexicographie moderne et contemporaine. Il conclut avec l’exhortation à un renouvellement méthodologique essentiel pour l’avancée de la lexicographie arabe.

Dans la réflexion suivante (« ‘At-taςşrīfātu de al-Ʒurʒānī’, un dictionnaire atypique de la tradition lexicologique arabe », pp.63- 81), Néji Kouki présente un dictionnaire considéré comme atypique dans la tradition lexicographique arabe. Sur le plan méthodologique, contrairement à la lexicographie arabe qui s’appuie sur le caractère dérivationnel de la langue arabe, Al-zurzani adopte au contraire l’ordre alphabétique. Sur le plan du contenu, ce dictionnaire couvre des domaines disparates (la logique, la philosophie, les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, la biologie, la grammaire, la morphologie, la métrique, la rhétorique, le discours) et rentre, de ce fait, dans la catégorie des dictionnaires encyclopédiques, qui contiennent la « somme des connaissances et de la culture arabo-musulmane jusqu’à la date de son élaboration » (p.79).

Ensuite la contribution de Fredj Lahouar, (« Dictionnaire érotique arabe », pp. 83-94), décrit un projet mené par lui-même et par Béchir Ouerhani consistant à rédiger un dictionnaire érotique unilingue (arabe – arabe) et bilingue (arabe – français). Après avoir décrit l’état des lieux, caractérisé par l’absence de cette typologie d’ouvrage lexicographique, l’auteur décrit les sources (littéraires, poétiques, littéraires d’orientation rhétorique) à partir desquelles le corpus érotologique a été créé.

Les auteurs de la contribution suivante – Thouraya Ben Anor et Monia Bouali (« Le dictionnaire bilingue de Daniel Reig », pp.95-106) – décrivent le dictionnaire bilingue de Daniel Reig, ouvrage dont la caractéristique consiste à ne pas respecter la symétrie entre les deux langues et à avoir privilégié le volet arabe-français, trait important pour les traducteurs et les usagers maîtrisant la langue française. Le dictionnaire de Reig, rédigé à partir des manuels scolaires, de la presse quotidienne et hebdomadaire et de la littérature contemporaine au dictionnaire lui-même, est ouvert aussi à l’arabe dialectal.

Béchir Ouerhani et Dhouha Lajmi (« Le dictionnaire bilingue de Biberstein Kazimirski et patrimoine », pp.107-124) présentent le dictionnaire de Kazimirski et insistent tout particulièrement sur « le rapport entre le patrimoine et l’œuvre dictionnairique » (p. 107). Après avoir décrit la structure de l’ouvrage, par le biais de l’analyse de proverbes, séquences figées et pragmatèmes, les auteurs prouvent que le dictionnaire « représente le reflet d’une mémoire collective » (p.114). L’étude des citations, des exemples, du système de renvois et du marquage lexicographique permet de faire émerger l’importance du patrimoine linguistique et culturel.

De son côté, Abdetallif Chekir étudie « Le calque dans les dictionnaires français et arabes » (pp.125-135) dans un corpus de dictionnaires français (Le Petit Robert 2013, Le Grand Larousse illustré 2018, Le Lexis 2009), dans un dictionnaire arabe (Dictionnaire de la langue arabe moderne, 2008) et dans quelques dictionnaires bilingues. Après être revenu sur l’importance du calque, phénomène marginalisé en linguistique à cause des puristes, Chekir souligne que les calques sont rarement indiqués dans les dictionnaires, ceux-ci accordant leur préférence aux emprunts.

À partir du constat que le dictionnaire bilingue est un espace de contact entre langue et culture, Anissa Zrigue et Pawel Golda (« Dictionnaires bilingues, patrimoine culturel et enseignement du français » pp.137-152) réfléchissent au rôle de ce type de dictionnaire dans l’enseignement-apprentissage des langues étrangères et se proposent d’approfondir trois pistes de recherche. La première met l’accent sur le rôle incontournable de la culture dans la didactique des langues étrangères ; la deuxième concerne le traitement de la dimension culturelle, trop souvent réduite à une simple traduction dans les dictionnaires bilingues et la dernière approfondit l’emploi des bilingues dans une classe de FLE.

À son tour, Danguolé Melniliené « L’aventure lexicographique du lexème « patrimoine » dans les dictionnaires français » (pp.153-165) se propose de suivre le parcours lexicographique du lexème patrimoine selon une approche diachronique (XVIème, XXIème siècle), ce qui lui permet en même temps de constater une évolution importante mais aussi des vides autour du marquage sémantique de ce mot.

Imen Mizouri et Angelo Sampaio s’intéressent aux « (Les) emprunts autochtones dans les dictionnaires contemporains » (pp.167-193) dans le contexte tunisien. Le point de départ de leur réflexion s’inscrit à l’opposé d’une conception fixiste de la langue. Au contraire, les deux chercheurs embrassent une conception polylectale qui s’appuie sur la variation comme principe structurant. L’étude de l’arabe et du portugais brésilien permettent de relever que ces deux langues sont très marquées par les emprunts aux langues autochtones.

La clôture de cette première section est confiée à Mariadomenica Lo Nostro qui approfondit la question du « (Le) dictionnaire, un patrimoine partagé (à préserver) ? » (pp.195-209). L’auteure insiste sur la portée culturelle des outils lexicographiques et regrette que, parfois, celle-ci ne soit pas mise en valeur. Finalement, elle souhaite que les progrès informatiques permettent d’envisager un dictionnaire bilingue en ligne « diachroniquement comparatif » (p.209).

La deuxième partie de l’ouvrage (Les discours du dictionnaire et les dictionnaires du discours) commence avec la contribution de Jia Zhao (« Roman-dictionnaire. Un métadiscours sur le dictionnaire, le langage et la fiction : l’exemple du Dictionnaire du Pont aux chevaux de Han Shaogong », pp. 213-226) qui explore le genre du roman-dictionnaire en analysant un ouvrage qui, sans respecter les codes lexicographiques, imite le dictionnaire. Celui-ci fait, pourtant, l’objet d’une parodie. L’ouvrage défend, en effet, un usage personnel et non codifié de la langue et conteste l’autorité du dictionnaire basée sur « le pouvoir de nomination » (p.225).

Ensuite G. Dotoli (« Le dictionnaire ou le discours sur la langue », pp. 227-236) reparcourt le discours sur la langue contenu dans les dictionnaires selon la perspective d’Alain Rey qui manifeste une ouverture de plus en plus marquée aux discours dans les dictionnaires. Autrement dit, d’après Rey, les dictionnaires dépassent l’idée de correspondance entre mots et choses, ils s’ouvrent aux discours et deviennent, de la sorte, interdiscursifs. Bien évidemment, il s’agira souvent de discours autonymique (Rey-Debove 2019).

De son côté, Mengyang Yu déplace son regard vers un objet de recherche différent, à savoir la langue oroqenne (« La compilation du dictionnaire des langues en danger sans écriture. Le cas de l’oroqen », pp. 237-247). Langue à tradition orale, sans écriture, l’oroqen est parlé en Sibérie orientale par un petit groupe de personnes. L’auteur décrit les deux ouvrages de nature descriptive qui existent pour cette langue mais souhaite créer un dictionnaire en ligne afin de mieux asseoir l’identité des jeunes et assurer la survie de la langue.

Le regard se déplace vers la Chine avec la réflexion de Feifei Shen (Une reproduction ou une adaptation chinoise ? Étude du Dictionnaire Français-Chinois (pp.249-265) qui revient sur l’histoire de la lexicographie bilingue française-chinoise née au XVIIème siècle grâce à des jésuites intéressés davantage à la dimension phonétique. Suivent d’autres ouvrages caractérisés par la participation d’intellectuels chinois, même si leur présence n’est pas indiquée. En outre ces dictionnaires sont présentés comme étant la reproduction chinoise d’un Dictionnaire Larousse. En comparant la traduction de deux articles, Shen cherche à comprendre si le Dictionnaire complet illustré de 1889 est le prototype du Dictionnaire français-chinois, ouvrage publié pour la première fois en 1910 et réédité à plusieurs reprises. L’étude comparative de plusieurs entrées montre en effet que si le Dictionnaire français-chinois tient davantage d’une adaptation chinoise que d’une véritable traduction, les relations entre les deux ouvrages sont évidentes.

L’on est encore dans l’espace chinois avec la réflexion de Fang Zhiang (« Fonction et application de l’e-dictionnaire dans l’enseignement du français en Chine », pp. 267-281). Après avoir souligné les avantages des dictionnaires en ligne, l’auteur s’interroge sur la façon dont ils peuvent aider à améliorer la compétence linguistique. Il passe en revue les principaux dictionnaires en ligne exploités par les apprenants chinois et en souligne les avantages et les dangers. Il conclut que la présence de l’enseignant est fondamentale pour bien guider les apprenants à retrouver les fautes mais leur emploi est désormais incontournable dans l’apprentissage d’une langue étrangère.

Ensuite, Mario Selvaggio (« Discours et discours : Dictionnaire et encyclopédie », pp.283-291) propose un parcours historique concernant la présence du « discours » dans les dictionnaires qu’ils soient des dictionnaires de langue ou encyclopédiques.

Dhouha Lajmi, Thouraya Ben Amor (« Les dictionnaires des discours sentencieux universels. La vérité à l’épreuve de la traduction », pp.283-308) réfléchissent aux dictionnaires qui expriment un discours de nature sentencieuse (dictionnaires des proverbes, de dictons, d’adages, de devises, etc.). Après avoir défini les traits caractérisant le discours sentencieux, les auteurs étudient un corpus composé d’une sélection de dictionnaires de proverbes « illustrant des vérités universelles dans un nombre assez représentatif de langues dont essentiellement le français, l’anglais, l’arabe et le chinois). L’étude des énoncés sentencieux par le biais d’une analyse prédicative montre qu’il est possible de faire ressortir des contenus prédicatifs partagés par les langues et que le classement par contenus thématiques aurait intérêt à être dépassé.

De son côté, France Lafargue (« L’Odyssée éternelle du Dictionnaire de la langue française », pp.309-333) réfléchit aux relations entre dictionnaire et discours et rappelle que « le dictionnaire est un discours sur ce qui nous entoure » (p.313), le discours, dont la valeur est surtout socioculturelle, étant un élément nécessaire pour la description de la langue elle-même.

La dernière section du volume contient un essai de Jean-Nicolas de Surmont (« Les tribulations de la lexicographie québécoise. Conversation entre son prince déchu et son valet au royaume du trésor insoupçonné de la langue française au Québec », pp. 357-377) qui revient sur les différentes étapes de la lexicographie québécoise, en soulignant les difficultés, les critiques et les débats qui se sont déployés au cours de siècles et s’arrête tout particulièrement sur le parcours biographique et de recherche de Claude Poirier. La contribution inclut aussi une interview à Poirier au sujet des critiques en faveur ou au détriment du DQA et des anglicismes. Tout au long de cette interview, Poirier, confronté à des questions très génériques, parvient à focaliser toujours l’attention sur les spécificités du français québécois.

Le mérite de l’ouvrage consiste donc à faire voyager les lecteurs dans des époques et dans des espaces divers et multiples mais reliés par une conception de la langue dynamique et mouvante.

[Chiara Molinari]