Pascale Roux, Éthos et style chez les traducteurs de poésie : Keats, Leopardi et Heine en français

di | 5 Febbraio 2025

Pascale Roux, Éthos et style chez les traducteurs de poésie : Keats, Leopardi et Heine en français, Paris, Classiques Garnier, coll. « Investigations stylistiques », 2024.

Le volume de Pascale Roux, Éthos et style chez les traducteurs de poésie : Keats, Leopardi et Heine en français relève d’un domaine de recherche original : la stylistique du texte traduit et la construction de l’éthos du traducteur. Dans ce cadre épistémologique encore peu exploré, le travail passionnant et rigoureux de Pascale Roux pose des bases méthodologiques solides et susceptibles de développements fructueux. Deux caractéristiques fondamentales font l’intérêt de cette recherche : l’interdisciplinarité, indispensable pour investiguer un objet de frontière comme le style d’un traducteur, et l’approche statistique, nécessaire pour permettre des comparaisons à l’intérieur du corpus, d’ordre quantitatif et qualitatif, ainsi que pour dégager un certain nombre d’indices (indices d’allongement traductionnel, de conformité de longueur, de conformité lexicale), dont l’autrice montre efficacement tout le pouvoir heuristique.

L’ouvrage propose une analyse comparative menée sur 40 traductions de « L’Infinito » de Leopardi, 41 de « Die Lorelei» de Heine et 17 de « Bright Star » de Keats et s’échelonne sur onze chapitres, répartis sur trois parties, qui montrent un développement bien structuré et conséquent. Outre les trois séries de traductions françaises, le corpus comprend les paratextes – traductoriaux et non traductoriaux – et tous les éléments composant l’énonciation éditoriale des volumes pris en considération (titre, couverture, sommaire, signature du traducteur, etc.).

La première partie envisage le traducteur en tant que « réénonciateur » et la traduction comme « hypergenre » du discours, ce qui amène l’autrice à s’interroger : sur le rapport entre texte traduit et discours représenté, ainsi que sur la « scénographie traductionnelle » (chap. Ier) ; sur l’hétérogénéité du positionnement « sociologique » des traducteurs et des traductrices (chap. 2) ; sur l’énonciation éditoriale et la gestion de la co-autorialité (chap. 3) ; sur les paratextes, la représentation du traducteur qui s’y dessine et sur un certain nombre d’ « éthos archétypiques » (traducteur-éditeur, traducteur-critique, traducteur-écrivain) (chap. 4) ; sur les formes poétiques, la longueur et le lexique en tant que critères d’organisation du corpus (chap. 5).

Les trois chapitres de la deuxième partie, autant que ceux de la troisième, comportent essentiellement des études de cas. Ils approfondissent donc certains concepts opératoires définis dans la première partie, tels que celui de « boucle légitimante », découlant de l’opération de « réénonciation » et particulièrement rentable dans son application à Berthouil et Orcel, traducteurs-critiques de « L’Infini » de Leopardi (chap. 6) ; celui de la « voix » du traducteur et de l’ « éthos poétique réénoncé » chez Marc-Monnier et Guillevic, traducteurs-écrivains de « La Loreley », se singularisant pour leur traitement des rimes et des répétitions (chap. 7) ; celui d’intertexte stylistique, à l’œuvre dans les traductions de « Bright star » de Keats, dans le chapitre 8 – l’un des plus aboutis de l’ouvrage – qui met en regard certains patrons qui auraient donné lieu, respectivement, à une traduction « romantique » du poème de Keats par Wagemans et Lalou, à une version « symboliste » par Mathey et à une restitution dans le goût « nouveau lyrique » par Dandréa.

La troisième partie examine des versions de différents poèmes par un même auteur, afin de décrire l’articulation de l’éthos et du style à l’aune de trois critères statistiques nécessaires à l’identification de certains « stylèmes » caractéristiques (critère de la récurrence, de la saillance et de la convergence). Ainsi Amiel construit-il un « éthos d’expert » par ses traductions des poèmes de Leopardi et de Heine (chap. 9), alors que Char, co-traduisant, avec Franca Roux et Tina Jolas, Leopardi et Keats, fait entendre un éthos de poète, se caractérisant par des choix stylistiques susceptibles de rendre sensible la « voix » de Char (chap. 10). Le dernier chapitre (11), consacré à Bonnefoy, traducteur de Keats et de Leopardi, décrit un éthos de poète ouvertement revendiqué : Bonnefoy instaure une relation de pair avec les auteurs traduits et recourt à des stylèmes qui lui sont propres (dans le traitement de la prosodie et du rythme, dans l’emploi du blanc typographique et du e muet, dans certaines stratégies rhétorico-sémantiques, telles que la juxtaposition, la périphrase, l’équilibre du thème et du rhème).  

Dans ce riche ouvrage, Pascale Roux fait preuve de sa capacité à gérer un large éventail d’outils épistémologiques et heuristiques : outre la stylistique du texte poétique, qui implique à elle seule une dimension interdisciplinaire de taille (histoire de la littérature, rhétorique, métrique, grammaire, syntaxe, lexicologie, etc.), de nombreux concepts opératoires sont empruntés à l’analyse du discours et à la théorie de l’énonciation (outre la notion fondamentale d’éthos, celle de « marge de reénonciation traductionnelle », par exemple), ainsi qu’à la traductologie et à la sociologie du champ littéraire (description des « projets traductionnels », des choix éditoriaux etc.).

L’ouvrage montre un juste équilibre entre l’analyse quantitative et la qualitative : les indices statistiques qui ont été appliqués se sont avérés très efficaces pour faire émerger des aspects généraux – convergents ou divergents – du corpus observé et pour présider à la sélection des éléments à approfondir. Ces indices quantitatifs s’articulent parfaitement à des critères d’ordre qualitatif (tous soigneusement circonscrits et définis), tels que la forme, la longueur, le lexique (au niveau macro-analytique), la récurrence, la saillance et la convergence (au niveau micro-analytique). Les analyses font montre d’une grande finesse, qui s’exprime notamment dans les chapitres des deuxième et troisième parties. Plusieurs phénomènes d’ordre sémantique (ex. les redoublements chez Amiel), ou prosodique et syntaxique (ex. la place des épithètes, la position de la conjonction « et » chez Char, les périphrases et les juxtapositions chez Bonnefoy) ont pu être ainsi mises en lumière et rapportées à l’œuvre poétique autographe des auteurs examinés.

En conclusion, sans jamais se départir du principe, énoncé dès l’introduction, visant à éviter la comparaison directe des traductions avec l’original (ce qui aurait relevé d’une approche traductologique), l’autrice est parvenue à montrer qu’une analyse strictement stylistique du texte traduit donne lieu à une sorte de catalogue d’interprétations de l’original, ce type d’observation étant susceptible, finalement, de révéler quelque chose de nouveau sur ce dernier, ne serait-ce qu’en nous révélant les « zones d’instabilité traductionnelle » du texte de départ, qui sont également des « zones d’instabilité herméneutique ».

Outre la bibliographie et l’index des auteurs et traducteurs, des annexes concernant les indices statistiques et des tableaux synthétiques des résultats enrichissent l’ouvrage et en rendent plus aisée la lecture.

[Paola Paissa]