Julien AUBOUSSIER, Milena DOYTCHEVA, Aude SEURRAT, Nicanor TATCHIM (éds.), « La diversité en discours : contextes, formes et dispositifs », Mots. Les langages du politique 131, mars 2023.
Le numéro 131 de la revue Mots est consacré à la notion de « diversité » sous l’angle à la fois linguistique et discursif, afin d’explorer la transformation et le développement de ce concept d’abord comme vecteur de significations plurielles et, plus récemment, comme objet de luttes politiques. Autrefois neutre et dépourvue de jugement de valeur, la notion de « diversité » a pris de plus en plus d’ampleur au sein des pratiques discursives ordinaires et spécialisées des locuteurs, en forgeant une véritable norme valorisée dans différents domaines : politique, éducatif, culturel et professionnel. Dans ce dernier, notamment, la visibilité accrue de la diversité en France s’est consolidée à partir de la signature de la « Charte de la diversité » en 2004. Cette institutionnalisation s’est accompagnée de l’apparition de nouveaux rôles, comme celui de « responsable de la diversité », et de terminologies spécifiques, telles que « candidat.e.s issu.e.s de la diversité », marquant une évolution des pratiques managériales et organisationnelles. Comme le soulignent les coordinateurs, en guide d’introduction, l’objectif principal de ce numéro est de proposer une analyse critique, en mettant l’accent sur le flou sémantique de cette notion, ses usages multiples et ses significations dans des contextes variés. Les discours autour de la diversité révèlent des enjeux politiques profonds, des tensions conceptuelles et des controverses qui structurent les imaginaires collectifs. La diversité est ainsi appréhendée comme un outil discursif et un dispositif sociopolitique, unissant différents champs linguistiques, culturels et sociaux. En fonction des arènes discursives – qu’il s’agisse d’organisations internationales, d’institutions publiques, d’entreprises ou de productions médiatiques et culturelles –, elle sert à articuler des problématiques sociales et politiques souvent disparates. Ce travail d’analyse invite à repenser la diversité comme un levier de réflexion critique sur les rapports entre discours, pratiques et pouvoir.
Le recueil s’ouvre sur la contribution de Marie Lammert, Judith Monneret et Catherine Schnedecker (Étude du nom diversité dans un corpus de déclarations de performance extra-financière : usage divers d’un concept « flou », 27-49). Les A. proposent de réfléchir à l’absence d’une définition consensuelle de la diversité à partir des usages qui en sont faits. Cette lacune conceptuelle est par ailleurs témoignée par l’écart qu’il existe entre la définition univoque proposée par la lexicographie généraliste et le flottement sémantique dont la formule fait l’objet en discours. Elles se proposent donc d’interroger un corpus de données, constitué essentiellement de déclarations de performance extra-financière produites par deux sociétés, la Banque BNP Paris Bas et Hermès, dans le cadre de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE). La recherche, menée aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif, rend compte du nombre des occurrences dans les deux partitions du corpus, mais aussi des différents usages que les deux entreprises font de la formule.
Sabri Derinöz, dans sa contribution intitulée La diversité dans la presse belge francophone : enjeux autour de la circulation d’une formule (pp. 51-70), explore la diffusion de l’expression « diversité » dans les médias francophones belges au cours des années 2000. Cette période se distingue par une forte prolifération de cette formule, donnant lieu à une multiplicité de significations issues de son appropriation par divers acteurs et dans des contextes publics variés. L’auteur s’appuie sur une base théorique et conceptuelle rigoureuse, mêlant l’analyse du discours et la sociologie des problèmes publics. Grâce au logiciel IRaMuTeQ, il cartographie les différents sens attribués à « diversité » (p. 55) en les regroupant dans quatre catégories distinctes, tout en identifiant les cas où le terme n’est pas utilisé dans son acception formulaire. Cette approche permet d’analyser de manière diachronique la circulation des usages formulaires de « diversité » dans le corpus médiatique, tout en mettant en lumière les acteurs qui en ont assuré la diffusion entre 2000 et 2020.
Faiza Nait-Bouda (Le destin formulaire de la « diversité » en référent social : le cas du dispositif Talents des cités, 71-90) se penche sur une analyse des discours politico-institutionnels ayant pour objet la promotion de la diversité et la lutte contre les discriminations. L’A. décrit comment la formule « diversité » se répand autour du concours « Talents des cités » (TDC), en observant corollairement sa politisation progressive et sa cristallisation dans l’écosystème médiatique en tant que référent social et opérateur de communication. « La mobilisation de la formule ‘diversité’ et de thèmes connexes », écrit l’A., « illustre l’essence même du dispositif qui réside dans la modulation possible des discours d’une édition à l’autre, au gré de l’actualité médiatique, du destinateur-destinataire en présence et des opportunités de placement des locuteurs » (p.77). L’A. montre, à travers une fine analyse de corpus, que la convocation de la formule connaît une circulation particulièrement intense de crise, comme celle dite « des banlieues ».
Dans sa contribution intitulée Usages partisans de la « diversité » : contourner l’indicible. Le cas du Parti socialiste (91-115), Pierre-Nicolas Baudot analyse les usages « sociaux » de la formule « diversité » dans les discours du Parti socialiste. Cette étude adopte une perspective diachronique tout en proposant une réflexion plus large sur les régimes de la diversité, c’est-à-dire en examinant cette formule à travers ses dimensions discursives et idéologiques, sans pour autant négliger sa fonction pragmatique dans la construction de l’ethos du parti. Une telle approche s’avère fructueuse à la fois pour l’étude de la diversité en tant que catégorie cognitive et pour l’évaluation de son impact en tant que dispositif sociopolitique susceptible d’orienter l’action partisane. En articulant ces deux perspectives, épistémologique et applicative, l’auteur explore l’hypothèse selon laquelle la formule « diversité » constituerait un moyen d’euphémiser certaines catégories ethnoraciales dont la nomination demeure problématique. Il examine également les modalités de son institutionnalisation au sein du parti, mettant ainsi en lumière les enjeux politiques et stratégiques sous-jacents à son usage.
La section Varia du recueil s’ouvre sur la contribution de Denis Jamet et Bérengère Lafiandra, (« Crise migratoire » et discours politique d’extrême droite en France : 2015-2019. Analyse sémantique des discours de Marine Le Pen (119-144). Cette étude s’inscrit dans le cadre de la linguistique cognitive et adopte une approche visant à examiner la manière dont les métaphores structurent et organisent cognitivement la perception du réel. Le corpus analysé comprend des discours politiques prononcés par les leaders de deux partis occupant une place centrale sur la scène publique : le Rassemblement National, représenté par Marine Le Pen, et La République en marche, parti du président Emmanuel Macron. L’intérêt heuristique de cette recherche réside particulièrement dans l’application du modèle de « prosodie discursive » au corpus étudié. Cette méthodologie permet d’analyser les métaphores associées à l’immigration et de mettre en évidence la manière dont la rhétorique populiste façonne le consensus autour de cette question, tout en contribuant à son essentialisation, au détriment de sa complexité politique et sociale.
Le numéro se clôt sur l’article de Marion Bendinelli (Sens et matérialités d’un cahier citoyen : le cas de la ville de Dole (Jura),145-169), qui propose une analyse approfondie du cahier citoyen de Dole, inscrit dans le cadre du Grand Débat National (GDN). Initié par l’exécutif français en réponse à la mobilisation des gilets jaunes, le GDN s’est décliné en plusieurs dispositifs participatifs, dont les cahiers de doléances, inspirés des pratiques prérévolutionnaires de 1789, et visant à recueillir les préoccupations de la société civile sur des enjeux politiques, économiques et sociaux. L’A. s’appuie sur une approche combinant linguistique énonciative, analyse du discours, sémiotique de l’écrit et textométrie pour examiner les spécificités matérielles et discursives du cahier de Dole et ses 63 contributions. L’étude met en lumière la diversité des modalités d’appropriation de cet espace d’expression : récit personnel, argumentaire structuré ou encore lettre ouverte. Ces écrits révèlent non seulement une volonté de reconnaissance et de légitimité des contributeurs, mais aussi des tensions idéologiques marquées. Le cahier se fait ainsi le reflet d’une opposition entre un pôle néolibéral, conservateur voire nationaliste, et un autre ancré dans des valeurs humanistes et écologistes, témoignant des fractures qui traversent la société française et européenne contemporaine face aux mutations du système politique et démocratique dans un contexte de mondialisation. Au-delà de cette diversité idéologique et discursive, le cahier de Dole apparaît comme le témoin d’un moment singulier où se cristallisent des revendications citoyennes multiples. Il illustre l’articulation entre des formes d’expression individuelle et une dynamique collective, conférant à ce support un rôle symbolique dans la fabrique du débat démocratique.
[Francesco ATTRUIA]