Agnès STEUCKARDT, Jacques BRES (dir.), Les 40 ans des Cahiers de praxématique (2), n° 80 2023.
Le numéro 80 des Cahiers de Praxématique constitue, avec le 79 (auquel nous avons consacré un compte-rendu précédent), un dossier double sous la direction de Jacques Bres et Agnès Steuckardt pour fêter les 40 ans de la revue. Cette fois, le numéro s’organise autour de trois groupes de contributions : un premier dans lequel Jeanne-Marie Barbéris, Laurence Rosier et Michelle Lecolle réfléchissent sur leur relation à la praxématique ; un deuxième qui, par des études de cas, met en jeu « la puissance euristique » de la notion de praxème (Laura Calabrese, Cécile Lignereux, Damon Mayaffre et Laurent Vanni, ainsi que Camille Bouzereau, Jacques Bres, Jean-Marc Sarale) ; un troisième dans lequel Georges Kleiber reprend un thème clé de ses recherches pour interroger les rapports entre formes linguistiques et référence au cœur de ce courant théorique né dans le dépassement de la coupure langue/parole.
En ouverture, Jeanne-Marie Barbéris signe, avec Les formats, ou comment « empathiser » l’ Autre ? une réflexion philosophique sophistiquée sur la construction praxéologique du Même et de l’Autre dans les formats dialogal, empathique et d’accès à la 1re personne chez le jeune enfant. Les formats sont définis comme des « organisations expérientielles, cadrages concrets et incarnés, schématisations issues des situations du monde empirique » qui peuvent se fonder sur l’alignement côte à côte, le face à face, ou, dans le cas du Je-enfant, l’auto-pointage dans une dynamique mouvante entre le Même et l’Autre.
Laurence Rosier retrace son itinéraire intellectuel d’analyste du discours ayant travaillé sur la matérialité langagière, les rapports sociaux et les normes dans le discours rapporté, l’interjection, l’insulte (par des manifestations X-type comme l’ethnotype, le sociotype, le sexotype ou ontotype) en convoquant des notions praxématiques comme celle de nomination et de dialogisme jusqu’à l’élaboration plus récente du praxéotype. Cette dernière est une classe d’insultes portant sur les capacités physiques et psychiques. L’article est une traversée vive et vivace à travers « une linguistique qui n’a plus peur du réel » (Siblot) ni ne craint de didactiser ses réflexions socialement préoccupées voire inquiètes.
Michelle Lecolle revient sur un parcours d’études et de rencontres autour du « rapport dialectique du langage au réel » (Gardès-Madray & Siblot, 1983) et saisit l’occasion pour offrir quelques notes personnelles et intellectuelles en souvenir de Sarah Leroy, « une véritable touche à tout, alliant rigueur, curiosité intellectuelle et une forme d’audace » qui l’amenèrent à travailler entre France et Algérie sur l’antonomase du nom propre, sur le nom propre à l’oral et sur l’emprunt et les contacts de langues.
L’article de Laura Calabrese propose une réflexion sur la nomination des objets sociaux en se fondant notamment sur le concept de « dialogisme de la nomination » (Siblot), selon lequel l’acte de nommer implique systématiquement un positionnement de l’énonciateur par rapport à l’ensemble des discours antérieurs qui ont contribué à façonner le référent ou plutôt un référent. Autrement dit, le référent n’est que rarement une entité discrète, stable et indépendante du réseau discursif qui le façonne. Certes, l’auteure souligne que pour les référents concrets la médiation discursive tend à s’effacer, mais pour les concepts sociopolitiques, la référence demeure plus négociable au sein des pratiques discursives (débats et controverses lexico-sémantiques). En analysant des exemples issus de polémiques dans le domaine de la migration, l’article met en évidence que la nomination des objets sociaux participe de leur catégorisation. Ainsi, la praxématique permet de décrypter, à travers les traces épilinguistiques, la manière dont le langage encode et reconfigure la polyphonie de la réalité sociale.
Dans Le fonctionnement praxémique des noms de sentiment et d’attitude dans l’interaction épistolaire, Cécile Lignereux se livre à une analyse praxique de la nomination des sentiments et des attitudes dans les lettres de Mme de Sévigné à sa fille. Ce terrain lui permet d’« illustrer l’indéniable opérativité heuristique d’une approche qui, au-delà du fructueux examen de lexies trop souvent coupées des modèles dans lesquels elles s’enracinent, des pratiques qui les motivent et des relations intersubjectives où elles s’incarnent, fournit les outils d’un authentique renouvellement des modes de lecture et d’interprétation des textes épistolaires ». Liée aux praxis sociales, la représentation sémantique de lexies telles qu’amitié ou tendresse retrouve sa fonctionnalité sociale située.
L’analyse que Damon Mayaffre et Laurent Vanni proposent des discours d’Emmanuel Macron (2017-2024), met en jeu l’exigence de repenser la référence en politique sous l’angle de la « proférence », propriété du langage selon laquelle « le simple fait d’énoncer un mot suffit à matérialiser la réalité qu’il désigne » (Viktorovitch). En conjuguant praxématique et démarche logométrique, les auteurs montrent que le discours de Macron s’autonomise de la réalité qu’il pourrait désigner afin de constituer une praxis linguistique et politique. Les discours se caractérisent en effet par l’usage d’unités proférentielles telles que « projet », « grand débat » ou « je suis un président nouveau » qui confondent « la chose publique » avec « le verbe public ». En particulier, la répétition de formes comme « bienveillance », « protéger » ou « je prends soin de vous » produit une posture de soin (c’est-à-dire de care) visant à mettre en scène une politique sociale sans la conduire matériellement. Ainsi, le verbe de Macron n’est désormais plus aussi mystérieux qu’il pouvait le paraitre à l’aune de l’obligation véri-conditionnelle qui traversait la conception du discours politique adoptée dans Macron ou le mystère du verbe. Ses discours décryptés par la machine (Éd. de l’Aube, 2021). La démarche proférentielle du président telle qu’elle émerge de l’analyse des linguistes niçois investit le verbe d’une toute-puissance pragmatique qui semble configurer une « néo-sophistique » assignant à l’analyse des pratiques langagières le rôle « néo-platonique » d’interroger le rapport entre parole et vérité.
Camille Bouzereau, Jacques Bres et Jean-Marc Sarale signent deux contributions jumelles consacrées au praxème séparatisme. Cette étude de cas se fonde sur une notion du praxème comme fonction qui se réalise dans l’acte de nommer. Dans Du praxème séparatisme (I). Théorie, morphosyntaxe, études diachronique et lexicométrique les auteurs analysent d’abord la structure morpho-sémantique de l’item lexical : marques morphosyntaxiques (-isme) et constructions actancielles attribuent à séparatisme une potentialité de sens et d’axiologisation « de la dialectique du même et de l’autre : le séparatisme, c’est eux, c’est pas nous ». Ensuite, l’exploration textométrique, atteste la fréquence et la nature des collocations et des cooccurrences associées au praxème depuis le XVII siècle (dictionnaires, Frantext et presse française) jusqu’aux discours politique et médiatique contemporain. L’hypothèse d’un programme de sens (séparatisme = schisme religieux) qui s’enracine et se transforme en discours trouve dans cette analyse de corpus une assise empirique diachronique. Xénisme venu de l’anglais, séparatisme s’interprète comme un préconstruit qui finit au fil du temps par représenter les différentes controverses sur les rapports entre l’Etat et les minorités. La suite de cette contribution, intitulée Du praxème séparatisme (II). Le dialogisme de la nomination à l’épreuve des discours, se concentre sur la dimension dialogique de cette nomination dans l’espace de la communication contemporaine en France. Associé d’abord à l’épithète social, séparatisme nomme « dialogiquement les faits de séparation territoriale en milieu urbain, avec pour actant confirmé x les classes favorisées ». Ensuite, le nom se trouve « mis au service d’un contre-discours, pour catégoriser certaines pratiques communautaires, perçues comme différentialistes, au moyen de l’adjonction à séparatisme d’adjectifs comme islamiste, religieux, etc. : la formule discursive “séparatisme islamiste” s’imposera dans les discours, sous le réglage de sens séparatisme-isl* ». L’hypothèse d’un praxème au profil polémique, qui délégitime les praxis sociales qu’il catégorise, se trouve ainsi solidement confirmée.
Le « dernier mot » est confié à Georges Kleiber qui, dans son article Sur le fonctionnement référentiel des démonstratifs anaphoriques : comment trouve-t-on le « bon » référent ? insiste sur le fait que « le lieu de résidence du référent d’un démonstratif anaphorique [n’est] pas le texte-amont lui-même, mais la mémoire discursive qui en est issue ». Le fonctionnement des démonstratifs anaphoriques est pour l’auteur simplement déictique faisant entrer une information dans la mémoire discursive comme le montre l’un des exemples fournis : Un fauteuil d’osier jaune et rouge est accoté au tronc du marronnier central devant le préau. Ce marronnier doit servir de piquet aux récréations et de poteau de torture lorsque les garçons jouent aux Indiens sioux. Du point de vue sémiotique, ce fonctionnement est comparé par Kleiber à un travelling cinématographique qui permet d’associer le contenu véhiculé par le N du démonstratif anaphorique et celui de l’information de la mémoire discursive correspondant au « bon » référent.
Une telle richesse de regards croisés sur les rapports entre langue, praxis et société ne peut qu’inspirer confiance dans la capacité de la praxématique à porter encore beaucoup de fruits à l’avenir, notamment en ce qui concerne la prise en compte de la multimodalité des (techno-)discours publics que Laurence Rosier a bien raison d’évoquer dans son article.
[Silvia Nugara]