Danh-Thành DO-HURINVILLE, Patrick HAILLET, Christophe REY (éds), Cinquante ans de métalexicographie : bilan et perspectives. Hommage à Jean Pruvost, Champion (« Lexica, 41 »), Paris, 2022, 335 p.
Dans leur « Introduction » (pp. 7-14), Danh-Thành Do-Hurinville, Patrick Haillet et Christophe Rey parcourent les conditions historiques qui ont conduit au présent volume, à partir de l’année 1968, date de naissance officielle de la métalexicographie, discipline façonnée par Bernard Quemada et promue, entre autres, par Josette Rey-Debove, Jean Pruvost et Henri Meschonnic ainsi que par la création des Cahiers de Lexicologie et des Études de Linguistique Appliquées. Cet ouvrage, qui veut rendre hommage à la vie professionnelle de Jean Pruvost, dresse également un bilan de l’existence relativement récente de la métalexicographie ainsi qu’en propose plusieurs perspectives de développement. Et c’est Jean Pruvost lui-même qui ouvre les contributions pour célébrer les « Cinquante ans… » (pp. 15-16) de la métalexicographie, mais aussi de sa propre carrière de (méta)lexicographe.
La première section, au titre évocateur de deux figures tutélaires, « De Bernard Quemada à Jean Pruvost : une filiation pour l’étude des dictionnaires », se donne l’objectif de montrer comment la métalexicographie s’est construite en tant que discipline et comment ses assises théoriques offrent un apport à la description des langues.
Après une présentation du DEB, de son auteur principal et de sa structure, Christine JACQUET-PFAU (« Le Dictionnaire Encyclopédique et Biographique de l’industrie et des arts industriels (1881-1888) par E.O. Lami, un genre lexicographique particulier », pp. 19-39) s’interroge sur les éléments faisant de cet ouvrage un « dictionnaire encyclopédique et biographique » (p. 24) qui ne retient que des termes et des noms propres liés aux domaines concernés. Tout en offrant des informations linguistiques (lorsque Lami le considère nécessaire : par exemple, étymologie, prononciation, certains éléments morphologiques, etc.), le DEB n’associe pas à ses entrées les catégories traditionnelles d’un dictionnaire de langue, sauf les marques domaniales, et ses définitions proposent des développements notionnels approfondis. L’auteure observe aussi que, en plus de réserver une attention particulière à la terminologisation du vocabulaire en diachronie, cet ouvrage présente de « véritables monographies » (p. 35) pour certains termes et près de 8 mille figures qui l’enrichissent.
À la même époque, entre 1884 et 1885, paraissent les premières livraisons des ouvrages qui font l’objet de la contribution successive : dans « Paul, Auguste, Jules et les autres. Quand les dictionnaires s’imposent ou s’opposent » (pp. 41-60), François GAUDIN et Camille NOÛS présentent trois lexicographes contemporains peu étudiés, voire oubliés, et leurs œuvres lexicographiques. Il s’agit de Paul Guérin avec son Dictionnaire des dictionnaires. Encyclopédie universelle des lettres, des sciences et des arts ; d’Auguste Merlette avec son Dictionnaire des mots et des choses ; et de Jules Trousset avec son Nouveau Dictionnaire encyclopédique universel illustré. Par l’image des trois lexicographes qui les ont conçues, les auteurs illustrent le contenu de ces ressources, se penchant notamment sur l’« analyse linguistique » qu’ils proposaient pour leurs entrées, laquelle reflète leurs positions tour à tour militantes, pédagogiques et idéologiques et brosse aussi un panorama culturel et humain de l’époque.
Avec Hervé BOHBOT et Agnès STEUCKARDT (« Le Petit Larousse illustré de 1906 à 1948 : évolution des marques d’usage », pp. 61-79) on change de siècle. Les auteurs s’intéressent en effet à l’évolution des marques d’usage dans les éditions allant de 1906 à 1948 du Petit Larousse Illustré, à travers la plateforme du projet Nénufar (http://nenufar.huma-num.fr). Suivant le fil des mises à jour et des refontes de cet ouvrage, ils ont pu étudier l’évolution du sentiment linguistique et du jugement métalinguistique des lexicographes du PLI. Après un panorama général des marques diastratiques (dominantes), diachroniques, diatopiques (presque absentes), de norme et de fréquence (en déclin), les auteurs se concentrent sur abusivement et sur d’autres marquages dianormatifs, pour montrer la construction contemporaine de la norme dans une époque qui privilégiait la description diastratique afin de mettre en garde les usagers contre les usages familiers et populaires, à savoir avec une intention normative.
La première partie se termine par un regard sur « Les dictionnaires bilingues, voie d’accès à la lexiculture contrastive » (pp. 81-94). Giovanni TALLARICO propose une revisitation de la notion de lexiculture du point de vue de la lexicographie bilingue, partant de la collocation « lexiculture contrastive », très rare en français. L’auteur montre, d’un côté, que dans les dictionnaires bilingues la dimension culturelle du lexique (surtout des « mots à charge culturelle partagée » de Galisson) se manifeste surtout dans le cas d’écarts qu’il classifie de sémantiques (vs. dictionnairiques, terminologiques, morphologiques, référentiels) – à savoir qui concernent des concepts d’une langue source non lexicalisés en langue cible ; et de l’autre côté, que la culture filtre à plusieurs niveaux : dans la (non) équivalence lexicale, dans les exemples et locutions offerts, dans les encadrés paratextuels (pourtant plus penchés sur la culture savante que sur la culture existentielle).
La deuxième section, « La mise en place d’un terreau fertile pour la métalexicographie : les journées des dictionnaires », se propose de dresser un bilan de l’existence et de la productivité de la discipline par un aperçu de l’histoire des « Journées des dictionnaires » et de ses achèvements. Cette section donne donc la parole aux organisateurs de ces événements qui profitent pour brosser un panorama de décennies de recherche consacrée au lexique et aux dictionnaires et pour parcourir les contenus et les réussites de chaque édition. En particulier, Michaela HEINZ décrit « Les journées allemandes des dictionnaires » (pp. 97-109) ; Giovanni DOTOLI présente « Mes journées italiennes des dictionnaires et mon nouveau dictionnaire général bilingue français-italien / italien-français » (pp. 111-124) ; et Leila MESSAOUDI illustre les « Journées marocaines des dictionnaires (JDD Maroc). Bilan et perspectives » (pp. 125-133).
La troisième section, « Quel avenir pour la métalexicographie ? Quelles voies de développement possibles ? », se concentre sur les perspectives collectives d’évolution de la discipline en langue française, exception faite pour les contributions de Philippe REYNÉS (« Le défi des dictionnaires officiels de références de l’espagnol : le traitement des américanismes et l’exemplification au tournant des XXe et XXIe siècles », pp. 229-244), qui s’occupe de retracer l’évolution de la lexicographie hispanique durant les cinq dernières décennies ; de Pierluigi LIGAS (« Le dialecte véronais entre tradition et modernité. Approche sociolinguistique et métalexicographique », pp. 257-271), qui jette un regard à la fois diachronique et synchronique sur la lexicographie du dialecte véronais ; et de Christophe REY, qui présente le projet METALPIC – Métalexicographie de la Langue PICarde (« Le modèle lexicographique picard », pp. 273-291) concernant une langue minoritaire au sein de l’Hexagone. Selon REY, qui évoque la situation sociolinguistique ainsi que l’ancienne tradition lexicographique du picard afin de mettre à jour les pratiques propres à la description des langues régionales et/ou minoritaires, une comparaison avec la métalexicographie des langues nationales pourrait faire avancer les deux. L’auteur suggère enfin la prise en compte de la variation polarisante relevée par des projets tels PICARTEXT et RESTAURE pour la réalisation d’un dictionnaire qui permettrait la visualisation des phénomènes de variation de la koïnè linguistique picarde qui peuvent être neutralisés.
Les autres articles de cette partie concernent la langue française, parfois de manière contrastive ou diachronique. Dans « Lexicographies du français médiéval : nouveaux outils, nouvelle méthodes » (pp. 137-154), Olivier BERTRAND s’occupe d’une période qui couvre sept siècles, la diachronie interne étant donc très étendue. En l’absence de dictionnaires de l’époque, l’auteur appuie ses recherches sur des listes et des glossaires repérés dans les manuscrits du Moyen Age, ainsi que sur des outils numériques performants pour l’étude qualitative et quantitative du lexique médiéval, à partir de textes numérisés (Base de Français Médiéval) ou de lexiques déjà rassemblés (Dictionnaire du Moyen Français). Ces aboutissements montrent, d’une part, l’existence d’une (méta)lexicographie qui analyse et propose des principes et des méthodes visant la confection de dictionnaires modernes de la langue médiévale et, d’autre part, le bénéfice incontournable que les outils numériques portent aux études des médiévistes.
L’article de John HUMBLEY porte sur « Le dictionnaire de spécialité en ligne : une lexicographie sans lexicographe ? » (pp. 155-171), à savoir un genre le plus souvent rédigé par un spécialiste du domaine concerné, non lexicographe. L’auteur analyse le Dictionnaire définitions-marketing (gratuit et récent, il présente l’atout de dater ses entrées) dans le but de déterminer si l’ouvrage répond aux besoins des utilisateurs. D’abord, Humbley passe en revue le péritexte, la macro- et microstructure, en particulier la définition et le traitement de la polysémie, des éléments épilinguistiques et de l’anglicisation du lexique ; puis, il compare cet ouvrage avec les dictionnaires spécialisés conçus par des terminologues afin d’en dégager les différences et de mettre en exergue les avantages et les fonctionnalités web les mieux exploités, qui font penser que ce dictionnaire est en mesure de satisfaire son public cible (étudiants et travailleurs du domaine). Enfin, il termine sa réflexion en s’interrogeant sur le rôle que les lexicographes/terminographes peuvent jouer dans la confection de ce nouveau type de ressources numériques.
L’étude et la description de l’Entité Romane depuis le XIXe siècle font l’objet de l’article d’Anne-Marie CHABROLLE-CERRETINI et Narcís IGLESIAS, « De la métalexicographie à l’historiographie linguistique : le D.HI.CO.D.E.R. comme exemple de cette dynamique salutaire » (pp. 173-194), dans lequel ils croisent la métalexicographie et l’historiographie de la linguistique romane (qui peut arriver jusqu’à 14 langues). Après avoir illustré les critères de délimitation des langues romanes et les références théoriques adoptées, les auteurs présentent les objectifs du Dictionnaire Historique des Concepts Descriptifs de l’Entité Romane, les critères de sélection des entrées, la structuration du dictionnaire et le format des articles qui le composent.
Margareta KASTBERG SJÖBLOM propose quant à elle une étude de dictionnaires français-suédois, portant l’attention en particulier sur de différents types de collocation, à l’aide de la textométrie (« Étude contrastive d’un corpus lexicographique bilingue : l’apport de la textométrie », pp. 195-211). Par le biais d’une étude statistique cooccurrentielle d’éléments lexicaux et phraséologiques, menée grâce à des logiciels comme Lexico, Iramuteq, TXM, etc., l’auteure se concentre sur le problème de la transposition de ces expressions tirées de la nomenclature des ouvrages considérés, qui dépasse le simple transcodage en ce qu’il s’agit le plus souvent d’expressions conditionnées par la culture d’origine.
Mariadomenica LO NOSTRO (« La place de la lexiculture dans les nouveaux dictionnaires : perspectives lexicographiques et dictionnairiques », pp. 213-227) revient sur la notion de lexiculture, déjà rencontrée dans la première partie du recueil. Par un survol sur les mutations profondes subies par la lexicographie pendant les cinquante dernières années, elle souligne les principes qui ont favorisé, mais aussi freiné, l’introduction d’éléments lexiculturels dans les dictionnaires, dont par exemple les impositions de la dictionnairique. Ce sont cependant les apports prometteurs du numérique qui laissent entrevoir le potentiel de la lexicographie de demain, entre autres, en termes d’une meilleure diffusion de la dimension lexiculturelle des mots. Toutefois, l’auteure remarque que, à l’état actuel, ce potentiel n’est pas exploité par les dictionnaires en ligne, car la lexiculture n’y est presque pas représentée, ou elle est reléguée dans des liens hypertexte.
Le numérique fait encore l’objet de la contribution d’Hélène MANUÉLIAN, « Les dictionnaires à l’heure du ‘do it yourself’ : quelle place pour la lexicographie ? » (pp. 245-256) qui s’interroge sur les nouvelles manière de rechercher le sens d’un mot dans l’Internet, activité désormais immédiate, souvent médiée par un smartphone, et qui supporte mal des réponses trop complexes. La consultation des ressources en ligne via un moteur de recherche provoque pourtant le risque de récupérer des réponses non pertinentes, car l’algorithme tend à adresser l’usager vers des sites consultés fréquemment, sans qu’ils ne soient identifiés en tant que dictionnaires. Un autre phénomène contemporain qui préoccupe les lexicographes et les linguistes est la multiplication des logiciels de création de dictionnaires personnalisés (voire privés), dont la qualité scientifique n’est pas toujours assurée.
Une description fine de quatre marqueurs d’approximation, qui illustrent une double opération subjective d’évaluation et de catégorisation, est proposée par Huy-Linh DAO, Danh-Thành Do-Hurinville (« L’approximation au prisme de quasi, quasiment, presque, limite : des descriptions lexicographiques à l’hybridité catégorielle », pp. 293-314). Les auteurs appuient leur étude sémantico-pragmatique et fonctionnelle-morphosyntaxique sur une grande variété d’emplois attestés de ces marqueurs dans les descriptions lexicographiques. Ils arrivent ainsi à en monter les différents degrés d’hybridité catégorielle et la transcategorialité qui, en effet, permettraient selon eux d’en appréhender à la fois le fonctionnement discursif et procédural, donnant lieu à des pragmatèmes, et le sens descriptif offert par les définitions lexicographiques.
Il revient encore à Jean PRUVOST de clore le volume, avec un texte intitulé « Quelques credo en lexicologie, en lexicographie, en dictionnairique, en métalexicographie engrangés au fil d’une vie professionnelle heureuse » (pp. 315-329) qui parcourt la formation de ses convictions scientifiques et l’émergence de concepts opératoires devenus désormais incontournables. À chacune des disciplines mentionnées dans le titre est consacrée une section de l’article, qui s’enrichit d’un regard sur l’histoire des dictionnaires, sur la charge culturelle partagée portée par les mots, sur les atouts de la triple investigation dictionnairique et de la relation lexicographique quaternaire, pour finir avec les plus personnelles « chroniques de langue ».
[Chiara PREITE]